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vraiment fort, grand et stable. La nature est tout pour son âme ; elle est à la fois pour elle la fraîcheur et la lumière, la chaleur et l’ombre. Il l’admire dans tous ses aspects et dans toutes ses créatures, dans ses plus larges tableaux et dans ses plus petits détails. Un horizon éclatant de lumière l’éblouit, et une primevère l’enchante. Guérin l’aime dans tous les états qu’elle traverse et dans toutes les conditions qu’elle subit ; il l’aime comme ménagère et nourricière de la vie, et comme artiste incomparable. Son goût n’est pas borné ni dédaigneux, et il n’est pas plus exclusif dans l’amour qu’il lui porte qu’elle n’est elle-même exclusive dans ses créations. Aussi pouvait-il dire avec toute vérité : « Abjurons le culte des idoles, tournons le dos à tous les dieux de l’art, chargés de carmin et de fausses parures, à tous ces simulacres qui ont des bouches et ne parlent pas. Adorons la nature franche, naïve, et pas du tout exclusive. Mon Dieu ! peut-on faire des poétiques en face de l’ample poésie de l’univers ? Le Seigneur vous l’a faite, votre poétique : c’est la création ! » La nature pour lui n’est pas quelque déesse secondaire, quelque Flore on quelque Pomone séduisante, artificieuse et parée ; il sait que ces déesses ne sont que des filles de la féconde mère, et il va droit à l’antique Cybèle aux lianes robustes et aux mamelles regorgeant de lait. Aussi, quand il l’aperçoit dans ses fonctions de ménagère et de nourrice, il ne détourne pas la tête : il sait qu’elle est toujours majestueuse et exempte de toute trivialité. Pour peindre ses fonctions, il trouvera des images où le charme s’unit à la puissance. « Il n’y a plus de fleurs aux arbres. Leur mission d’amour est accomplie, elles sont mortes comme une mère qui périt en donnant la vie. Les fruits ont noué ; ils aspirent l’énergie vitale et reproductive qui doit mettre sur pied de nouveaux individus. Une génération innombrable est actuellement suspendue aux branches de tous les arbres, aux fibres des plus humbles graminées, comme des enfans au sein maternel. Tous les germes, incalculables dans leur nombre et leur diversité, sont là suspendus entre le ciel et la terre dans leur berceau et livrés au vent qui a la charge de bercer ces créatures. Les forêts futures se balancent imperceptibles aux forêts vivantes. La nature est tout entière aux soins de son immense maternité. » Ainsi encore il ne se hâtera pas de dire : Cet arbre est laid, ou cette eau est noire, car il sait que rien n’est laid que ce qui est séparé de son milieu naturel, témoin l’attention qu’il donne à ce coin de paysage qu’un poète moins vivement épris de la nature aurait probablement dédaigné : « Rencontre d’un site assez remarquable par sa sauvagerie ; le chemin descend par une pente subite dans un petit ravin où coule un petit ruisseau sur un fond d’ardoise qui donne à ses eaux une couleur noirâtre, désagréable d’abord, mais qui cesse de l’être quand on a observé son harmonie avec les troncs noirs des vieux chênes, la sombre verdure des lierres, et son contraste avec les jambes blanches et lisses des bouleaux. »

Maurice de Guérin promettait un grand paysagiste et un grand peintre