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rompre, s’il se peut, le don des enchantemens. C’est elle qui l’a rempli de défiance envers lui-même, d’hésitation, de timidité, et qui l’a empêché de se produire et d’éclater au dehors ; mais elle a eu beau faire, les dons cachés ont apparu, et précisément par les moyens qu’elle avait employés pour les détruire, car ils nous sont aujourd’hui révélés par ce journal intime où Maurice racontait pour lui seul les tracasseries qu’elle lui faisait subir et les contraintes qu’elle essayait d’exercer sur lui.

Puisque la mélancolie n’est pas la muse de Guérin, où donc puisait-il d’ordinaire ses inspirations ? Sous une apparente complexité, le talent de Maurice de Guérin est plein d’unité. Ce talent est comme une source ou une grotte cachée dans une solitude rarement visitée : les herbes ont eu le temps de croître et les délicats branchages de s’entre-croiser ; mais vienne un promeneur attentif, et il écartera sans efforts les branchages flexibles, redressera les hautes herbes. L’âme de Maurice est très belle, et par conséquent elle est hospitalière à toutes les grandes choses et à toutes les nobles émotions, l’amour, la religion, l’étude. Qu’elles se présentent, elles seront les bienvenues ; mais qu’elles n’exigent pas autre chose qu’une hospitalité cordiale et polie, car elles ne recevraient rien en plus, un seul sentiment habite à demeure l’âme de Maurice de Guérin, c’est l’amour de la nature : voilà l’hôte véritable ; tous les autres sentimens ne sont que des visiteurs de passage, et pour les fêter il faut bien souvent que l’hôte se fasse violence. Nous avons vu que Maurice ne doit rien à la mélancolie, rien que des obstacles et des inquiétudes qui ont paralysé son talent au lieu de le nourrir et de l’exciter. On pourrait presque en dire autant de la passion, de l’étude et de la religion ; elles lui ont très peu donné, et même en certains cas elles l’ont contrarié et détourné de sa vraie voie. Ainsi il est très évident pour nous que le temps qu’il passa à La Chênaie auprès de Lamennais fut pour lui un temps de contrainte. Les préoccupations religieuses troublent et restreignent son sentiment de la nature, qu’on voit grandir et se développer lorsqu’il est délivré de l’invisible tyrannie qui pèse sur lui sans qu’il s’en doute. Il respire plus librement après qu’il a quitté la société de Lamennais et qu’il s’est retiré au Val, à la Thébaïde des Grèves de son ami Hippolyte de La Morvonnais. Il est remarquable encore que les idées n’ont pas sur lui la prise puissante qu’elles ont d’ordinaire sur les esprits solitaires ; elles glissent sur cette âme fuyante et liquide, qui, ainsi que nous l’avons dit, tend sans cesse à s’objectiver et à s’échapper hors d’elle-même. L’âme de Maurice est contemplative, elle n’est méditative à aucun degré ; les abstractions le fatiguent, et lui-même a fait à cet égard les aveux les plus complets. Il écrit à un de ses amis du Languedoc, M. de Bayne de Rayssac, pendant son séjour à La Chênaie : « J’ai adopté les langues modernes et la philosophie ; mais cette dernière étude, pour le but que je me propose, est un moyen plutôt qu’un objet de tendance déterminée. Je ne me sens pas la tête assez forte ni l’œil assez sûr pour sonder l’abîme de la science