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cette pensée de la justice suprême, en un mot tout cet ensemble de bonne conscience, de sensibilité douce et de sévère équité qu’il exprimait par ces mots si souvent répétés dans ses derniers conseils : « Vis sans faire le mal, la Divinité est présente. Fais bien, et sois heureux. Innocue vivito, numen adest. Bene fac, et lœtare. »

Linné, avons-nous dit, a laissé des notes qui, réunies par un de ses admirateurs et de ses disciples, forment une complète et curieuse autobiographie[1]. C’est là qu’on peut chercher l’expression naïve des vertus par lesquelles il s’isola des vices de]son siècle, retranché dans la vie universitaire, qui devenait pour lui une domination supérieure et partout célébrée.

« Il ne fut ni riche ni pauvre (c’est de lui-même qu’il écrit ainsi), mais il vécut sans créancier. — Il ne négligea pas une seule de ses leçons, et il essaya toujours de retenir ses auditeurs par le charme qu’elles leur présenteraient. — Personne avant lui n’avait déposé dans le sol d’un jardin académique tant de graines d’espèces différentes. — Personne avant lui n’avait appartenu à un si grand nombre de sociétés savantes (suit la liste). — Personne parmi les Suédois n’avait été avant lui membre ordinaire étranger de l’Académie des Sciences de Paris, le plus grand honneur que puisse obtenir un savant. — Dieu lui-même l’a guidé de sa main toute-puissante. Il l’a fait poindre d’une humble racine et l’a fait croître en un bel arbre. — Dieu lui a donné des fonctions profitables et honorables, précisément celles qu’il eût le plus souhaitées au monde. — Dieu lui a donné la femme qu’il avait désirée et qui soigna sa maison pendant qu’il travaillait. — Dieu lui a donné des enfans modestes et vertueux. — Dieu lui a donné son fils pour successeur dans ses fonctions. — Dieu lui a donné le plus bel herbier du monde, son plus grand bonheur. — Dieu l’a préservé de l’incendie. — Dieu lui a permis de contempler un plus grand nombre des œuvres de sa création que n’en avait vu nul mortel avant lui. — Le Seigneur a été partout et toujours avec lui… — Sur la porte de sa chambre à coucher (c’est encore Linné qui parle), il avait écrit cette devise : Innocue vivito, numen adest. »

Après tant de récompenses, nous avons sa dernière action de grâces : le feuillet 203 et dernier du manuscrit que nous venons de faire connaître porte seulement deux lignes au recto, écrites en suédois, et dont voici le sens : « Merci, Dieu grand et tout-puissant, pour tout le bien que tu m’as donné sur la terre ! » Voilà par quelle sincère piété Linné se distinguait des rêveurs, des théoriciens, des illuminés de son temps. — Cela constaté, on recherchera, si l’on veut, s’il ressentit en quelque mesure la contagion de leur mysticisme.


A. GEFFROY.

  1. Egenhändiga anteckningar… Remarques autographes sur lui-même, avec des additions et des notes. Upsal, 1823, in-4o. Ce recueil a été publié par les soins de M. Afzelius. — Voyez du reste le travail important de M. Fée Bur Linné dans le premier volume des Mémoires de la Société des sciences, lettres et arts de Lille (1832).