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tristesse à la colère. Elle se mit à fouler aux pieds les fleurs odorantes du jasmin suspendues en festons autour des arbres et à poursuivre à coups de pierre les petits oiseaux qui gazouillaient dans les bosquets. Restée seule et livrée à une oisiveté absolue, elle passait de longues heures dans le salon de son maître. Là, devant la glace, elle se coiffait de vingt manières différentes, et enroulait dans ses cheveux épais des couronnes de feuillage ; puis elle dispersait ces ornemens inutiles et frappait du pied la terre, irritée de surprendre des larmes au bord de ses paupières. C’est une pauvre créature, et bien digne de pitié, qu’une femme qui n’a rien dans l’âme, rien dans l’esprit, et dont le cœur déborde !

Tandis que Cora s’abandonnait à un ennui désespéré dans cette habitation vide et silencieuse, Hopwell et ses compagnons de voyage étaient arrivés à la Nouvelle-Orléans. L’affaire qui les y avait amenés ne tarda pas à être terminée. Par un contrat en règle, Hopwell cédait à don Pepo et à sa femme doña Jacinta toute sa plantation, avec les bestiaux, les chevaux, les instrumens de labour, — tout, excepté les esclaves, — pour un prix modique, calculé sur le faible capital dont le Cachupin pouvait disposer. Cette vente équivalait presque à un don ; cependant celui qui se défaisait de son bien sans paraître en comprendre la valeur éprouvait autant et plus de satisfaction que ceux à qui il en abandonnait la possession. Libre de quitter ce pays auquel il ne tenait plus par aucun lien, Hopwell était impatient de retourner à l’habitation, pour y mettre tout en ordre et prendre son vol vers des contrées lointaines. Il arrêta immédiatement son passage, avec don Pepo et doña Jacinta, sur un steamer qui devait les ramener tous les trois au lieu d’où ils étaient partis. Le Mississipi coulait alors à pleins bords, grossi par la crue du printemps. Les flots jaunes du grand fleuve baignaient le pied des digues élevées sur les deux rives pour protéger les plantations de cannes à sucre. Quelques troncs d’arbres déracinés par les eaux flottaient au courant comme des pirogues, et des hérons au dos cendré s’y tenaient immobiles, voguant au hasard, dans l’attitude de méditation propre aux grands échassiers. La fonte des neiges accumulées aux flancs des Montagnes-Rocheuses avait aussi gonflé les eaux et rendu plus rapide le cours de la Rivière-Rouge. Malgré la puissance de sa machine, le steamer avançait lentement ; parfois il était contraint de ranger les bords de ce fleuve assez étroit, dont les forêts couvraient encore les deux rives. En maint endroit, ces forêts, baignées par les grandes eaux, prenaient l’aspect de marais fangeux ; on y voyait se mouvoir, à travers les branches mortes et les lianes traînantes, de gros caïmans couverts de vase qui se chauffaient au soleil et des tortues à la face hébétée qui plongeaient pour reparaître un peu plus loin. Ces amphibies semblaient jouir