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le tout arrosé d’assez bonne bière. Les jardins ne sont séparés que par une haie à hauteur d’appui, et d’une propriété à l’autre on échange de mutuels services. Ces détails semblent insignifians : ils ne le sont pas pour qui sait réfléchir. Ces jardins-là ont tué les cabarets ; Ils ont entretenu dans la population l’esprit de famille. Ils ont plus fait que toutes les exhortations pour répandre le goût et l’habitude de l’économie.

Un riche fabricant de Roubaix avait un chauffeur habile ouvrier, mais adonné à l’ivrognerie, Un jour, en sortant du cabaret, l’ivrogne fit une chute et se cassa la jambe. À peine sur son lit de douleur, l’inquiétude de l’avenir des siens le saisit. Son patron le rassura. « Je vous ferai soigner à mes frais, lui dit-il, et quant à votre famille, elle touchera tous les jeudis votre semaine, comme si vous étiez au travail. Une fois guéri, vous me rembourserez au moyen d’une retenue sur le prix de vos journées. » La maladie fut longue, et le remboursement dura un an. Comme le salaire était assez élevé, la famille put vivre, à force d’économie, avec la part qui lui restait. Pendant ce temps, l’ouvrier s’abstint du cabaret, travailla constamment, vécut en bon père de famille. L’année finie, le patron lui proposa de persévérer deux ans encore. « Vous épargnerez douze cents francs » lui dit-il ; c’est le prix de la maison que je vous loue : dans deux ans, vous serez chez vous, vous serez un propriétaire. » L’ouvrier consentit ; les deux années passèrent bien vite. À la première paie, après la maison soldée, on voulut donner au chauffeur la totalité de ce qu’il avait gagné ; dans la semaine. « Gardez, gardez, dit-il ; dans quinze mois, j’aurai acheté la maison voisine. » Il a trois maisons aujourd’hui. Sa femme est marchande. L’ancien ivrogne se retirera bientôt avec une honnête aisance, presque de la richesse. La propriété a fait ce miracle.

C’est ce principe qu’ont pris pour base les fondateurs des cités ouvrières de Mulhouse. Entre Mulhouse et Dornach s’étend une vaste plaine, traversée par le canal qui entoure la ville. C’est là, sur la double rive du canal, à proximité des fabriques, que la société des cités ouvrières a tracé en 1854 l’enceinte de sa ville. Le terrain est parfaitement uni ; les rues, pour lesquelles on n’a pas ménagé l’espace, sont tirées au cordeau. Comme chaque maison est entourée d’un jardin, l’œil aperçoit de toutes parts des arbres et des fleurs ; l’air est aussi pur et circule aussi librement qu’en rase campagne ; Parmi les noms de rues, on remarque avec plaisir la rue Papin, la rue Thénard, la rue Chevreul ; il y a aussi la rue Rœchlin et la rue Dollfus, et en vérité c’est de toute justice. Sur la place Napoléon, située au centre, et à laquelle aboutissent les rues principales, s’élèvent deux maisons plus grandes que les autres, et qui renferment,