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naît de leur association ? C’est l’âme des choses que l’artiste devra saisir, s’il veut en exprimer la réalité poétique. Cette âme, il la détruira infailliblement, si, par un amour méritoire, mais mal inspiré, du vrai, il veut se rendre exactement compte de chacun des détails et de chacune des circonstances qui ont contribué à sa formation.

Je pense, en écrivant ces lignes, à deux petites nouvelles intitulées Pierrot et Caïn, composant un même volume, qui, parmi les livres signés d’un nouveau nom, est assurément un des plus remarquables qui aient paru dans ces dernières années. Ces deux récits appartiennent au genre fantastique, et sont pris néanmoins dans la réalité la plus crue et la plus étroite. En les écrivant, l’auteur, M. Henri Rivière, s’est proposé le double but d’être à la fois émouvant comme le mystère et vrai comme la science la plus stricte. Il a réussi jusqu’à un certain point, et le sujet de Pierrot en particulier a été traité avec une vigueur et une fermeté froide qui sont remarquables. Cependant il a composé plutôt deux mémoires physiologiques sur la folie et les effets physiques du remords que deux contes fantastiques. Il règne dans ces nouvelles, surtout dans la première, une terreur réelle, et pourtant l’impression qu’éprouve le lecteur est une impression pénible plutôt qu’une impression d’effroi. Le mystère n’existe nulle part, et la curiosité qu’éveille le récit n’est pas cette poétique curiosité de surprise et d’étonnement qui saisit l’imagination par l’attrait de l’inconnu, mais cette curiosité froide, attentive, progressivement satisfaite, qu’éprouve l’esprit à voir se dérouler un enchaînement de conséquences scientifiquement prévues, dont on connaît avec précision les causes premières. Chaque circonstance nous est expliquée à mesure qu’elle se présente, chaque secret de l’âme élucidé ; l’auteur nous fait compter anneau par anneau toute la chaîne des faits. Le récit contient à peu près la même poésie que contiendrait le rapport d’un médecin ou d’un juge d’instruction qui seraient doués de certaines facultés d’artiste. L’intérêt poétique de l’œuvre est absorbé par l’intérêt scientifique qu’elle éveille.

La donnée du conte est très dramatique. Un jeune officier de marine, Servieux, s’est retiré à la campagne, afin d’y étudier dans la solitude et la retraite le type funambulesque de Pierrot, pour lequel il s’est senti naître à l’improviste une sorte d’affection morbide et dépravée. Un soir qu’il assistait à une représentation des Funambules, il lui a semblé qu’on n’avait pas compris jusqu’à lui le type de Pierrot, et il a trouvé une explication nouvelle, pleine de profondeur immorale, de ce personnage perfide, malicieux et discret. Pierrot, s’est-il dit, est la personnification du génie du mal : il fait le mal non par intérêt, par cupidité, par conviction, mais pour le mal lui-même, et sans poursuivre d’autre but. Ce n’est pas même par choix et dépravation