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peut-être, de faire découler nos conceptions de la réalité. Ayons donc une logique expérimentale, remplaçons notre métaphysique par une physique de l’esprit, notre morale par une chimie analytique. Je ne juge pas ces prétentions de notre génération nouvelle, je me contente de les exposer. Le roman contemporain, quelque indigent qu’il soit, donne, comme il le peut, sa note dans ce concert dont la critique moderne est le chef d’orchestre. Lui aussi, il cherche à sa manière à ne relever que de l’expérience ; il exclut les données purement imaginatives comme étant arbitraires ; il proscrit la passion comme exagérant les objets et les représentant sous de fausses couleurs ; il ne veut amener l’émotion que par l’accumulation minutieuse des détails et des faits. Aussi a-t-il, en dépit de ses allures frivoles, je ne sais quel caractère scientifique. On dirait souvent les notes d’un élève en chirurgie ou le compte-rendu d’un cours de clinique ; d’autres fois il ressemble à une expérience chimique manquée, à un tâtonnement de laboratoire. Un art nouveau sortira-t-ii jamais de ces tâtonnemens ? Sans doute l’expérience ne sera pas perdue, mais je doute parfois qu’elle profite à l’art et à la littérature. Nous arriverons-à mieux connaître la réalité, mais arriverons-nous à mieux la sentir que nos devanciers ? L’important dans les arts n’est pas de comprendre scientifiquement la réalité, de compter les élémens dont elle se compose ; l’important, c’est de la sentir poétiquement. Le poète et le romancier ne doivent pas et ne peuvent pas connaître la réalité de la même manière que le critique ou le moraliste, et ne peuvent se servir des mêmes instrumens. L’analyse, le scalpel, le microscope, sont les instrumens du critique, dont le but n’est pas de créer la beauté et la vie, mais d’en surprendre les secrets ; la passion, l’amour, l’intuition, sont les moyens par lesquels le poète et le romancier, dont le but est de créer la beauté, peuvent saisir et pénétrer la réalité sans la flétrir ni la dissoudre. Avec les méthodes qu’ont adoptées nos jeunes écrivains, ils pourront nous donner une réalité physiologique, chimique, mais non pas une réalité poétique et vivante, la seule dont l’artiste ait raison de se préoccuper.

La réalité est une grande chose en poésie et en littérature, la plus grande peut-être, et la manière dont elle doit être sentie, saisie et reproduite, est certainement la première des préoccupations de tout véritable artiste. C’est une question trop importante pour être traitée incidemment ; bornons-nous à noter en passant ce détail, qui pourra servir à quiconque voudra faire un traité ex professo sur la matière. Il y a chez nos jeunes contemporains une préoccupation de la réalité plus grande que chez leurs devanciers ; mais cette préoccupation, excellente en elle-même, les égare et leur fait choisir les méthodes opposées à celles dont l’artiste doit se servir : elle dégénère