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naîtra de tous ces sucs nourriciers, et l’on verra paraître un cortége de rapsodes qui raconteront quelle fut la colère d’un Achille qui n’est pas encore né, ou de quelles terreurs fut saisi un Macbeth qui nous est inconnu, lorsqu’il vit apparaître en face de lui l’ombre de sa victime. Et d’autre part, si nous assistons à de grands événemens, ces événemens n’ont pas le privilège d’imprimer à notre âme l’ébranlement qui pourrait la faire vibrer. Blasés que nous sommes par l’habitude des ruines, nous voyons d’un œil sec s’écrouler les pouvoirs antiques qui ont abrité tant de générations. Nous sommes loin déjà du jour où le premier coup fut porté à l’édifice du passé ; alors, dans la douleur de la première surprise et du premier déchirement, l’âme humaine laissa échapper un concert mélancolique de plaintes et de sanglots vraiment digne des ruines qu’elle célébrait et des combats qui se livraient en elle-même. Le monde entier a entendu ce concert des voix gémissantes de Werther, de René et de Childe-Harold. C’est la dernière fois que l’âme humaine ait éprouvé une grande secousse, et c’est la dernière fois aussi que la grande poésie ait élevé sa voix et qu’on ait eu une littérature d’imagination digne de ce nom.

Nous ne sommes donc pas de ceux qui croient à la résurrection prochaine de la littérature d’imagination, et qui se figurent qu’ils la ressusciteront en criant contre la décadence, comme les nègres s’imaginent, pendant les éclipses, qu’ils feront fuir le monstre qui vient manger la lune par des bruits de tam-tam et de cymbales. Nous croyons à la décadence et nous la constatons avec regret ; mais nous n’attribuons à nos cris aucun pouvoir magique. Nous savons d’avance ce qu’il nous sera donné de découvrir du haut de notre tour d’observation : quelques fantasias brillantes d’un cavalier aventureux, l’arrivée d’un voyageur intéressant, abondant en souvenirs curieux, la halte pittoresque d’une troupe de zingari ; mais, moins heureux que le veilleur du poète grec, il ne nous sera probablement pas donné de signaler le retour des rois qui auront pris Ilion. Nous pourrons voir apparaître des individualités isolées, mais aucun de ces cortéges imposans comme en voient défiler les époques privilégiées. Nous croyons donc à une sorte de fatalité naturelle et nécessaire, et nous sommes en conséquence fort porté à l’indulgence pour nos contemporains, que nous ne songeons pas à accuser d’une décadence à laquelle ils ne peuvent remédier.

Qui voudrait croire cependant au premier abord à notre disette littéraire en voyant l’abondante pâture que les imprimeries parisiennes fournissent chaque jour à l’esprit public ? Ce ne sont pas les livres qui manquent ; ce qui nous manque, ce sont les livres que nous puissions distinguer et sur lesquels nous puissions appeler l’attention de nos lecteurs, ce sont les occasions de sympathie et de justice. Au milieu de cette abondance de livres, nous sommes