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siècles, négligé quelque peu la mémoire des Coppin et des Bourdichon, ou de ne posséder jusqu’à ce jour aucun document authentique concernant Roboam Desgodets. Que gagnons-nous en revanche à ne plus savoir le nom du sculpteur de l’amiral Chabot ? Depuis qu’on a entrepris de prouver que Jean Cousin n’était pas l’auteur de ce chef-d’œuvre, et, par surcroît, qu’il n’avait jamais manié le ciseau, — le tout parce que les comptes et les marchés du temps ne parlent expressément ni du monument, ni de l’artiste, — pourquoi ne remettrait-on pas aussi bien en question tous les travaux et tous les maîtres auxquels manque un pareil certificat d’origine ? Depuis que les amours, fort accréditées pourtant, de Raphaël et de la Fornarina sont devenues une fable et les confidences de Vasari sur ce point autant de mauvais propos, de quel droit veut-on que nous ajoutions foi aux autres assertions du biographe ? Il nous faudra tenir pour des traditions controuvées le meurtre de Domenico Veneziano ou les démêlés de Jules II et de Michel-Ange, tant qu’on n’aura pas mis sous nos yeux les procès-verbaux des audiences accordées par le pape à celui-ci et l’acte de décès de celui-là. Parlons sérieusement. La critique a mieux à faire qu’à hanter les greffes : elle doit aux musées surtout son attention et son temps. L’histoire de l’art et des artistes ne saurait être seulement la transcription des registres de l’état civil ou le recueil des contrats passés entre les acheteurs et les vendeurs. Que l’on contrôle les témoignages et les dates, rien de plus légitime, de plus utile même, toutes les fois qu’il s’agit de quelque progrès essentiel, de quelque série d’œuvres intéressant directement la gloire d’un maître ou d’une école ; mais de grâce laissons en paix les ossemens muets pour écouter les morts dont l’âme parle et vit dans le marbre ou sur la toile. Demandons à l’art ses titres de noblesse et non pas ses archives bourgeoises, aux artistes les preuves de talent qu’ils ont fournies et non le chiffre des sommes qu’ils ont reçues. À plus forte raison devons-nous étudier avec réserve certaines questions, certains problèmes dont l’attrait principal est dans leur obscurité même, et qui, en servant de thème à toutes les fantaisies scientifiques, demeurent aussi bien contraires à l’art que stériles en renseignemens sur les personnes. Prétendre en pareil cas rapprocher les diverses opinions qui se sont produites, apprécier la valeur de chaque système et la vraisemblance de chaque conjecture, c’est vouloir étouffer sous une érudition inutile l’instinct que Dieu nous a donné pour reconnaître et goûter les œuvres du génie. C’est procéder à peu près comme ferait un homme qui, en lisant Dante, consulterait à chaque vers les innombrables commentaires dont on a surchargé la pensée du poète : il perdrait sûrement à ce jeu l’émotion personnelle, le sens des intentions générales et l’intelligence sincère du sujet.