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Paris : il est pour les réformes, il les croit difficiles à exécuter, mais « il pense qu’avec le temps les musulmans comprendront que les rayas ne sont plus leur chose ; ils respecteront leur existence… — Monsieur, répond le voyageur européen, on ne vous demande pas seulement de respecter l’existence de vingt millions de chrétiens, on exige que vous soyez avec eux sur un pied d’égalité. Mêmes lois, mêmes droits civils et militaires, partage égal des charges et des fonctions publiques, voilà comment l’Europe veut qu’on applique les tanzimats et les chartes. Le pacha de Bitolia (Monastir) s’appelle aujourd’hui Méhémet ; que demain ce puisse être Paul ou Kirchor (nom arménien), ou Sapetaï (nom juif) ; que votre fils Moustapha, s’il tombe à la conscription, fasse son apprentissage militaire sous un caporal du nom de Jean ; s’il fait partie de l’administration, que son chef de bureau puisse s’appeler Périclès ou Michel : les rayas que vous voyez là-bas sortir de l’école pourront devenir des officiers, être les supérieurs des fils du séraskier-pacha ; ils les réprimanderont, les corrigeront et les puniront avec tous les jurons d’usage en pareille circonstance, et, si vous continuez à battre vos soldats, le capitaine Basile rossera d’importance ses inférieurs, les Ali et les Sélim, fussent-ils les fils du grand-vizir. — Que Dieu me damne, répond le Turc, si jamais un giaour ose porter la main sur un musulman sans payer chèrement son audace[1] ! »

Faites donc des régimens mixtes avec des Turcs qui, même simples soldats, se croient sacrés et inviolables contre la discipline ! Faites de l’égalité, faites une société et un état moderne ! Et pourtant, si la Turquie ne peut pas devenir un état moderne, elle n’a plus qu’à périr. « Quand il y a des actes d’oppression contre les chrétiens, demande sir Henri Bulwer[2], faut-il attribuer ces actes d’oppression au gouvernement turc ou au fanatisme des populations ? — Il faut, répond sans hésiter le consul, les attribuer au gouvernement et à l’administration, qui est détestable. » Que dites-vous de cet aveu ? Voilà un partisan de la Turquie qui ne craint pas d’attribuer nettement aux vices de l’administration turque la misère et l’oppression des rayas. On a souvent dit que les maux de l’Orient venaient du fanatisme des populations. Il y aurait déjà un reproche à faire à l’administration turque, si elle n’avait ni le pouvoir ni la volonté de contenir et de réprimer les excès du fanatisme musulman ; mais, selon le témoignage du consul anglais de Monastir, ce n’est point au fanatisme musulman qu’il faut s’en prendre de l’oppression des chrétiens, dans la Turquie d’Europe au moins, c’est aux fonctionnaires

  1. Les Turcs et la Turquie contemporaine, tome II, page 163-164.
  2. Question douzième.