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ne gouvernent pas assez pour le salut des chrétiens. Pourquoi en effet se croient-ils obligés à se mettre sans cesse derrière les Turcs, à se laisser gêner par les vieilles habitudes de la rapacité et de la cruauté musulmanes, les diminuant plutôt que les détruisant, les ménageant même en les réprimant ? Pourquoi n’osent-ils pas plus contre la Turquie ou plutôt contre la barbarie ? Qu’ils soient les maîtres des oppresseurs, pourvu qu’ils soient les sauveurs des opprimés ! Veulent-ils Constantinople ? veulent-ils en faire une Malte ou un Gibraltar ? L’Europe pourra s’en alarmer, la Russie pourra s’en irriter ; mais si la Turquie d’Europe n’est plus sous l’oppression musulmane, si l’humanité respire là où elle souffre et où elle gémit depuis si longtemps, nous sommes gens à nous réjouir, nous sentant plus chrétiens que Français, quand nous ne sommes pas en France. Que pouvons-nous craindre d’ailleurs ? Nous savons bien que, même étant maîtres à Constantinople, les Anglais ne s’y feront pas aimer. Leur influence reste toujours en-deçà de leur domination.

Je ne cache pas qu’en écrivant je pense beaucoup à la Syrie, aux chrétiens qu’on y massacrait il y a huit mois, et qu’on y massacrera encore dans quelques mois, si nos soldats s’éloignent, et cependant c’est là ce que demandent à grands cris l’Angleterre et surtout les journaux du gouvernement anglais. On ne dit pas certes en Angleterre : Périssent les chrétiens d’Orient plutôt que de les voir sauvés et protégés par la France ! mais nous n’hésitons pas à dire en France : Soient sauvés les chrétiens par l’Angleterre ou par la Prusse, par la Russie ou par l’Autriche, mais qu’ils soient sauvés avant tout ! Je sais bien que si le sang chrétien coule encore à flots en Syrie aussitôt que le drapeau français aura cessé de repousser les meurtriers, je sais bien que la conscience de l’Angleterre, cette conscience que j’invoque avec une foi sincère et sympathique contre l’égoïsme de l’intérêt anglais, s’éveillera aussitôt et criera vengeance. Mais quoi ! faut-il laisser couler le sang pour le venger ensuite ? faut-il laisser commettre les crimes pour les punir ? Les soldats qui aujourd’hui encore empêchent le massacre n’ont pas, il est vrai, la cocarde anglaise ; mais ils ont celle de l’humanité et de la justice ; ils parlent français ! ., eh non ! ., ils parlent la langue qui dit de ne pas tuer, de ne pas brûler, de ne pas ravir ! Cette langue, quels qu’en soient les sons et l’accent, est la vôtre comme la nôtre. Voulez-vous qu’il n’y ait que des guérites anglaises aux approches de la vallée de l’Euphrate ou aux approches de la vallée du Nil, afin de posséder et de fermer partout les routes de l’Inde : mettez partout vos guérites anglaises, pourvu que partout aussi elles s’offrent comme des lieux de refuge pour l’humanité. La convention européenne qui a décidé l’occupation française en Syrie a dit que les autres puissances de l’Europe pourraient aussi y envoyer des troupes pour partager