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a dû naturellement finir avec lui. Je ne serais pas étonné cependant que l’ambassade anglaise ait eu quelque envie de rendre héréditaire cette autorité dont lord Stratford avait tâché de s’investir. Je trouve même, dans une lettre de Constantinople du mois de novembre 1860, que l’enquête faite par sir Henri Bulwer avait pour but de préparer une série de résolutions que l’ambassadeur anglais proposait à ses collègues comme un programme de gouvernement pour la Porte. Lord Stratford voulait gouverner seul. Sir Henri Bulwer est plus courtois. Il admet ses collègues à gouverner ou à conseiller avec lui ; c’est le gouvernement parlementaire substitué au gouvernement personnel. Il n’est pas douteux cependant que cette charte que l’ambassadeur d’Angleterre proposait à la délibération de ses collègues marquait, jusqu’à un certain point, la prépondérance que l’ambassade anglaise espère conserver, et qu’elle entend sans doute exercer par ses consuls, déjà habitués à le faire.

Peut-être croira-t-on que je ne signale ce goût de gouvernement dans lord Stratford et dans l’ambassade anglaise que pour n’en plaindre, peut-être croira-t-on qu’il y a de notre part quelque jalousie française : je voudrais sur ce point dire toute ma pensée.

Nous savons combien l’intérêt anglais est dur, âpre, impitoyable, et si l’Orient devait être gouverné par l’intérêt anglais, nous prierions Dieu de lui, épargner ce lamentable avenir ; mais nous savons aussi, grâce à Dieu, qu’il y a en Angleterre autre chose que l’intérêt anglais : il y a la conscience anglaise, qui est noble et généreuse, qui est chrétienne et charitable, qui a le respect de la justice et de l’honneur. Si c’est la conscience anglaise qui doit prendre en main là conduite de l’Orient, si c’est elle qui doit se charger de faire cesser l’oppression des chrétiens, d’assurer à tant de pauvres familles la vie, l’honneur, la propriété, ah ! quand même il faudrait que l’Europe, pour assurer cette délivrance des chrétiens, renonçât à toute concurrence contre l’Angleterre et la laissât faire seule ces œuvres de charité et de justice qu’elle ne fait bien que lorsqu’elle les fait seule, ah ! nous n’hésiterions pas un instant. Certes nous aimons beaucoup la réputation et la gloire de la France en Orient, mais nous aimons beaucoup mieux le salut des chrétiens. La France n’a pas besoin d’avoir plus de gloire ; mais sa pitié, sa justice et son humanité ont besoin que nos frères d’Orient ne soient pas livrés tous les jours à la persécution ou à l’infamie. Que l’Angleterre les affranchisse de cette affreuse alternative, nous ne nous plaindrons pas que ce soit elle, et non pas nous, qui en ait le mérite. Si les Anglais croient que nous les accusons de trop vouloir gouverner en Orient, ils se trompent beaucoup. Nous ne leur reprochons pas de trop gouverner, nous leur reprochons de trop peu gouverner. Ils gouvernent peut-être assez pour leur ambition et pour leur intérêt ; ils