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On lui dit que ses procédés sont des causes de trouble, et qu’il ait à se garder désormais de rien faire qui puisse offenser les préjugés d’un membre du corps consulaire[1]. »

Ce passage du livre de M. Senior explique quelle est l’autorité, quel est l’ascendant des consuls européens en Turquie. Si j’ai dit que c’étaient surtout les consuls anglais qui exerçaient cette autorité protectrice, quand ils le voulaient bien, cela tient à la manière dont le dernier ambassadeur anglais à Constantinople, lord Stratford Canning, avait compris la mission d’un ambassadeur anglais en Turquie. Lord Stratford Canning, avec cet esprit de décision impérieuse qui appartient aux Anglais, s’était fait en Turquie le véritable maître et le véritable sultan du pays. C’était, selon lui, le seul et le meilleur expédient de la situation. Comme le mal de la Turquie est que personne ne gouverne dans l’intérêt de l’état, mais que chacun cherche à se faire une fortune privée dans la ruine publique et à tirer son épingle du jeu, lord Stratford prit hardiment le pouvoir, et se mit à gouverner dans l’intérêt du pays. Sans doute l’intérêt anglais s’accordait avec l’intérêt turc dans le gouvernement de lord Stratford. Il ne pouvait pas gouverner malgré l’Angleterre et malgré la Turquie, quoiqu’il l’essayât quelquefois ; mais assurément c’était malgré la Turquie qu’il essayait de rétablir l’ordre et la probité dans le maniement des finances, de réprimer les abus, de punir les injustices et les violences. Ne souffrant pas l’opposition des Turcs contre son gouvernement, il souffrait encore moins la rivalité et la concurrence des ambassadeurs européens. Il était le redresseur des torts dans un pays où l’habitude de faire tort aux sujets et à l’état est devenue le droit commun ; mais il voulait être l’unique redresseur, l’unique justicier. Toute justice qu’il ne rendait pas lui semblait une atteinte à son autorité. Avec l’ascendant qu’il avait d’abord au nom de son pays et qu’il eut ensuite en son propre nom, il faisait prendre des mesures de réforme, ce que les Turcs font aisément, se fiant toujours à l’inexécution ordinaire des décrets et des règlemens de la Porte-Ottomane ; mais lord Stratford faisait surveiller par les consuls anglais l’exécution des réformes qu’il avait fait décréter par les ministres turcs : de cette façon, la Porte se trouvait prise au piège qu’elle avait l’habitude de tendre lorsqu’elle décrétait tout ce qu’on voulait, résolue à ne rien exécuter. Cette fois elle était forcée d’exécuter. Les pachas trouvaient dans leurs provinces un consul anglais qui se faisait malgré eux leur coadjuteur, et qui était impitoyable à les aider dans l’exécution des réformes qu’ils ne voulaient pas. Lord Stratford avait investi les consuls anglais de ce droit de coopération par sa circulaire du 20 novembre 1854, qui était une sorte

  1. La Turquie contemporaine, p. 107.