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importante. Elle a 45,000 âmes, et je vois dans la seconde partie de la dépêche de M. Abbott que le pachalik de Monastir, composé de trois provinces, celle de Monastir, celle d’Ochrida, celle de Geortcha, a 2,550,000 habitans, 1,359,500 chrétiens contre 1,190,500 musulmans. Avec une population ainsi composée de plus de chrétiens que de musulmans, le pachalik de Monastir représente ce que j’appelle les provinces mixtes de la Turquie d’Europe, celles où les deux populations, la chrétienne et la musulmane, sont mêlées à peu près également, celles où par conséquent le gouvernement turc, rencontrant un appui presque égal à l’obstacle, peut plus librement appliquer ses principes d’administration et témoigner de son esprit.

Que pense donc M. Abbott du gouvernement turc dans ce pachalik. Comme presque tous les Anglais, M. Abbott est d’ordinaire peu favorable aux Grecs et il est favorable aux Turcs ; mais il a le respect de la vérité. Quand il exprime un jugement général, il penche vers les Turcs ; quand il arrive aux détails, il cesse aussitôt d’être le partisan des jures et devient leur accusateur, avec regret, mais avec franchise. Ainsi dès le commencement de sa dépêche à sir Henri Bulwer il ne craint pas, dit-il, « d’affirmer que, quelques prérogatives et quelques avantages qui puissent être accordés aux chrétiens, ceux-ci, quoique d’abord satisfaits en apparence, ne cesseront point de se plaindre du joug des Turcs et de porter leurs plaintes à la connaissance des puissances européennes, exagérant, comme c’est leur usage, les injustices qu’ils peuvent éprouver de la part des musulmans[1]. » Ces paroles sont curieuses, et, à les prendre comme la préface ou le résumé du rapport de M. Abbott, on pourrait croire que ce rapport est employé à montrer que les chrétiens ont tort de se plaindre, que les Turcs ne sont pas aussi méchans que les chrétiens le disent. Venons aux faits et aux détails. « Le pacha de Monastir est un honnête homme ; mais son kehaya ou intendant est vénal, et les habitans ont beaucoup à souffrir de la rapacité de cet homme, qui gouverne absolument son maître. Les beys musulmans qui siègent dans les medjlis ou conseils locaux ne songent qu’à leurs intérêts privés, autorisent toutes les illégalités où ils trouvent leur avantage, et mettent sans hésiter leur sceau à des décisions qui n’ont pas l’ombre de justice[2]. Quant aux chrétiens qui siègent à côté des beys dans les conseils, ce n’est qu’une formalité. Ils n’osent pas avoir un avis opposé à celui des musulmans, et j’ai entendu dire qu’il y a quelques années le membre chrétien du medjlis de Monastir fut empoisonné pour avoir contrarié l’opinion de ses collègues musulmans[3]. »

  1. Dépêche n° 2, — 9 juillet 1860.
  2. « Which have not the slightest particle of justice. »
  3. Je lis dans l’Opinion nationale du samedi 19 janvier et dans une correspondance datée de Belgrade et contre-signée par M. Alexandre Bonneau, un des hommes qui connaissent le mieux l’état de l’Orient, le fait suivant, à l’appui de la dépêche de M. Abbott : « Nicolas Ilitch, chrétien investi de l’estime générale, était membre du medjlis de Nich. Lors de la condamnation des quinze chrétiens dont je vous ai parlé, il se hasarda bien timidement à faire observer qu’ils n’avaient rien fait pour mériter la peine de mort. Il fut dès lors en butte à toute sorte de persécutions ; sa vie même était sérieusement menacée, et bientôt il s’enfuit dans les montagnes, abandonnant sa famille et ses biens, qui sont assez considérables. Qu’on vienne donc ensuite nous parler de la sincérité des réformes ! »