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Mais quoique l’émeute eût soulevé deux fois la ville de Rennes dans le cours de cette funeste année, ces actes, dont la corde et la roue firent une trop cruelle justice, n’étaient rien auprès des agitations qui mirent la Basse-Bretagne en feu. Lorsque les cultivateurs de cette contrée se virent menacés de perdre par l’impôt sur le tabac l’une des plus chères jouissances de leur vie de labeurs et de privations, la rage et le désespoir transformèrent en bêtes féroces ces populations douces et paisibles. Armés de leurs faux et des vieux mousquets de la ligue, les paysans de la Cornouaille, des pays de Léon et de Tréguier coururent sus aux agens du fisc, et bientôt après aux gentilshommes qui, sur le mandement du gouverneur de la province, s’étaient rassemblés pour maintenir l’ordre public. De la pointe du Ratz aux falaises de la Manche, sur tout le territoire actuel du Finistère, des milliers d’hommes, hurlant en langue bretonne des chants de mort, se formèrent en compagnies, élisant des chefs, et signant un pacte dans lequel, aux naïves réclamations d’un peuple honnête, se mêlaient déjà les plus folles aspirations du communisme[1].

Des pillages, des incendies et des meurtres nombreux, dont la trace a complètement échappé à l’histoire, signalèrent cette jacquerie de six mois, réprimée après une véritable bataille livrée aux environs de Carhaix par l’armée aux ordres du duc de Chaulnes. Sitôt

  1. La Ronde du Papier timbré et le Code-Paysan, rédigés par les confédérés des quatorze paroisses du sud de la Cornouaille, sont au nombre des monumens les plus originaux de cette insurrection rurale dont M. de La Borderie a fait connaître le premier les vastes proportions et le véritable caractère. Il court dans cette ronde sanglante une sorte de souffle épique. J’en citerai seulement quelques vers littéralement traduits, où se révèle la vie nationale de la Bretagne avec ses aspirations et ses regrets :
    « Quelle nouvelle en Bretagne ? Que de bruit ! que de fumée !
    « — Le cheval du roi, quoique boiteux, vient d’être ferré de neuf ;
    « Il va porter en Basse-Bretagne le papier timbré et les scellés.
    « La bourse du roi, profonde comme la mer, comme l’enfer est toujours béante.
    « Quel équipage a le roi ! quelle noblesse ! quelle armée !
    « Or en leur première arrivée en ce pays ils étaient vêtus de haillons, maigres comme des feuilles sèches,
    « Nez longs, grands yeux, joues pâles et décharnées ;
    « Leurs jambes étaient des bâtons de barrières, et leurs genoux des nœuds de fagots ;
    « Mais ils ne furent pas longtemps au pays sans qu’ils ne changeassent, nos messieurs :
    « Habits de velours à passementeries, bas de soie, et brodés encore !
    « Face arrondie, trogne avinée, petits yeux vifs et égrillards.
    « Il en avait coûté à nos bourses de faire requinquer ces gaillards-là !…
    « Mes amis, si ce n’est pas faux ce que racontent les vieillards,
    « Du temps de la duchesse Anne on ne nous traitait pas ainsi ! »