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tout dans l’univers se touche et s’enchaîne, se limite et se prolonge ; cela veut dire en même temps que tout est relatif, ayant son commencement et sa fin, son sens et son but ailleurs qu’en soi ; cela veut dire que les jugemens absolus sont faux, parce qu’ils isolent ce qui n’est pas isolé, parce qu’ils fixent ce qui est mobile, parce qu’ils font abstraction du temps, du lieu, du but, de la relation générale et de l’ordre universel.

Eh bien ! ne nous y méprenons pas, cette découverte du caractère relatif des vérités est le fait capital de l’histoire de la pensée contemporaine. Il n’est pas d’idée dont la portée soit plus étendue, l’action plus irrésistible, les conséquences plus radicales. Veut-on savoir en quoi la société actuelle diffère surtout des temps qui l’ont précédée et ce qui a creusé entre le moyen âge et nous cet abîme où tant de débris achèvent chaque jour de rouler ? Demandez-le à cette conception nouvelle qui ne reconnaît plus que des différences là où nos ancêtres voyaient des contradictions. L’édifice du monde ancien reposait sur la foi à l’absolu. Religion, politique, morale, littérature, tout portait l’empreinte de cette notion. Il n’y avait alors ni doute dans les âmes ni hésitation dans les actes, chacun savait à quoi s’en tenir. On ne connaissait que deux causes dans le monde, celle de Dieu et celle du démon ; deux camps parmi les hommes, les bons et les méchans ; deux places dans l’éternité, la droite et la gauche du juge. L’erreur était toute ici, la vérité était toute là. Aujourd’hui rien n’est plus pour nous vérité ni erreur, il faut inventer d’autres mots. Nous ne voyons plus partout que degrés et que nuances. Nous admettons jusqu’à l’identité des contraires. Nous ne connaissons plus la religion, mais des religions ; la morale, mais des mœurs ; les principes, mais des faits. Nous expliquons tout, et, comme on l’a dit, l’esprit finit par approuver tout ce qu’il explique. La vertu moderne se résume dans la tolérance, c’est-à-dire dans une disposition qui eût paru à nos ancêtres le comble de la faiblesse ou de la trahison. Ah ! pour moi, je l’avoue, je ne puis considérer la révolution dont je parle, et ce monde ancien qu’un mot a fait crouler, tant d’esprits désorientés, tant de croyances déracinées, tant d’obscurité et de deuil dans les cœurs, la fin de tant de choses fortes et grandes, je ne puis penser à tout cela sans me rappeler cette voix qui retentit jadis sur les mers et annonça aux hommes éperdus que le grand Pan était mort. « Auquel cri, raconte Pantagruel, tous furent épouvantés. Et n’était encore achevé le dernier mot quand furent entendus grands soupirs, grandes lamentations et effrois en terre, non d’une personne seule, mais de plusieurs. » Oui, la voix a de nouveau résonné à travers les espaces pour nous annoncer la fin d’un autre âge, le dernier soupir d’un autre dieu : l’absolu est mort dans les âmes, et qui le ressuscitera ?