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de Strauss produisit en Allemagne au moment où il parut ; mais, tandis que tout le monde se sentait atteint dans sa foi traditionnelle, la famille hégélienne souffrait plus cruellement encore : elle se voyait compromise de nouveau, et le schisme éclatait pour tout de bon dans son sein.

Pour comprendre toute la signification de la Vie de Jésus, il faut connaître l’histoire de ce livre. Hegel personnellement n’aimait pas la critique historique, soit à cause des tendances conservatrices de son caractère, soit parce qu’il ne pouvait plus procéder avec sécurité dans ses opérations philosophiques du moment que les faits étaient mis en discussion. La métaphysique a ceci de commun avec la poésie, qu’elle repousse ce qui tend à déranger son idéal ; mais l’autorité de Hegel lui-même et les préoccupations philosophiques dont il avait rempli les esprits n’étaient pas assez puissantes pour arrêter à jamais la critique. En vain cherchait-on à persuader à celle-ci que, le mot du mystère universel étant trouvé, ses services étaient désormais inutiles : il est de l’essence de la critique de ne jamais abdiquer, car elle ne fait qu’un avec l’esprit de l’homme, dont elle est l’énergie même. En particulier, on ne pouvait attendre de la théologie qu’elle suspendît ses immenses travaux et consentît désormais à recevoir sans examen les traditions du passé. Ce n’est pas pour cela qu’elle avait étudié les langues, comparé les textes, compulsé l’histoire, entassé des prodiges de patience et de sagacité. La science qui cherche et qui discute, un moment décréditée, commençait donc à reprendre sa place à côté de celle qui résume et qui construit. Strauss et ses amis, à Tubingue, vers 1830, menaient de front les deux ordres d’études et s’efforçaient de trouver une liaison entre les résultats de la critique et ceux de la philosophie. Ils avaient beau se dire que la religion est une forme inférieure de l’idée, que l’idée, sous sa forme philosophique, offre seule la vérité pure : cette distinction jetait peu de jour sur les difficultés qui les arrêtaient. Les faits évangéliques appartiennent-ils à la forme ou à l’idée ? Les miracles dont l’histoire biblique est pleine ont-ils une valeur relative ou une valeur absolue ? Jésus-Christ lui-même, sa divinité, sa mission surnaturelle, ne convient-il pas d’en faire abstraction comme d’un symbole pour s’attacher uniquement au sens religieux que ce symbole exprime ? Tels sont les problèmes à la solution desquels ces jeunes gens s’appliquaient avec ardeur.

La distinction entre la philosophie et la religion n’ayant pas éclairci leurs doutes, ils eurent recours à une autre formule. Hegel, je l’ai rappelé tout à l’heure, avait enseigné que le propre de l’idée est de se manifester, non pas dans un individu ou dans un fait particulier quelconque, mais dans une suite de manifestations, si bien qu’il était permis de se demander si la série n’en était pas conçue comme infinie,