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force souvent morbide. Ce n’est pas parce qu’une nation est forte qu’elle se soulève, c’est parce qu’elle est faible. Il en est comme d’un homme qui a ses momens d’emportement et d’exaltation, précisément parce qu’il ne se possède pas. Une révolution est quelquefois un mal nécessaire, elle est toujours un mal, en ce sens qu’elle est toujours un danger pour la liberté. La société moderne n’aura fondé la liberté que lorsqu’elle aura renoncé à la révolution, et elle n’y renoncera que lorsqu’elle aura repris confiance dans la puissance de l’idée, c’est-à-dire de l’opinion. Hegel au fond ne voulait pas dire autre chose lorsqu’il rappelait aux libéraux de 1820 que à la raison est assez forte pour se réaliser. »

Après cela, il faut bien avouer qu’on retrouve ici, comme dans les autres applications de la doctrine hégélienne, l’ambiguïté signalée plus haut. Oscillant entre la notion d’une réalisation toujours inachevée de la raison et cette autre notion que la philosophie de l’absolu est l’absolu réalisé, Hegel a porté cette contradiction dans la politique. Si d’un côté sa philosophie du droit proclamait, avec la souveraineté de la raison, le principe de toute amélioration sociale, d’un autre côté elle tendait à présenter le gouvernement prussien de la restauration comme la réalisation absolue de la raison. En révélant si bien le sens profond des institutions du moment, elle semblait revendiquer pour ces institutions le droit divin de l’idée. C’est ainsi que Hegel devint le théoricien accrédité du gouvernement de la résistance. Il passait pour l’un des soutiens du ministère Altenstein. Lui-même se complaisait dans ce rôle. Au fond, tout le monde se faisait illusion. Il y avait dans ce système conservateur un autre élément, un élément opposé, celui de l’idéal à réaliser, et cet élément devait finir par se dégager. Gans, le disciple chéri, se brouilla de bonne heure avec son maître. De nos jours, l’avant-garde de l’école est devenue l’avant-garde du parti révolutionnaire. Ainsi l’hégélianisme s’est brisé en mettant au jour ce qu’il portait en soi. Les principes en se développant, les événemens en se produisant, les partis en se divisant, ont trahi la contradiction inhérente du système.

La théologie devint encore plus funeste à l’hégélianisme que la politique. C’est là cependant qu’elle avait d’abord établi le plus solidement son règne. L’esprit naïf et profond de l’Allemagne est naturellement religieux, et toutes les questions, au-delà du Rhin, aboutissent vite à Dieu. La philosophie en particulier y a toujours soutenu les rapports les plus étroits avec la théologie. On n’y croit pas mériter le nom de penseur si l’on ne se préoccupe avant tout des problèmes posés par le christianisme. Hegel s’en était vivement préoccupé. Nous avons vu le rang qu’il assignait à la religion dans le développement des choses. Il la considérait comme l’une des