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d’un nouveau genre ; les matériaux de la science sont donnés, donnés ici par l’expérience et par l’histoire : il ne s’agit plus que de les disposer dans le cadre tout fait du système. Cependant la puissante variété des choses ne se laisse pas ranger sous des étiquettes. L’arbitraire ici se trahit partout. Les formules du philosophe sont tour à tour trop larges et trop étroites. Il ne sait que faire des étoiles fixes, mais il construit a priori l’histoire évangélique et la constitution politique de la Prusse. Ces clartés sans nombre dont s’illumine la nuit, il n’y voit qu’une dartre sur la face du ciel ; en revanche, il nous montre que le Père, le Fils et le Saint-Esprit répondent aux trois divisions de la philosophie, et qu’ils sortent l’un de l’autre conformément aux règles de la dialectique. On admire généralement la richesse de la nature : Hegel, dans cette variété, signale une marque d’impuissance ; s’il est difficile de classer les faits, c’est, pense-t-il, que la nature, en réalisant l’idée, n’a pas su la suivre d’assez près. Elle la suit d’assez près cependant, s’il est vrai que l’azote, l’oxygène et l’hydrogène, puis le carbone, forment une série dans laquelle on distingue les trois momens de l’indifférence, de la différence, et du retour ou de l’unité !

Je ne quitterai point ce sujet sans indiquer une conséquence inattendue, de la doctrine de Hegel. On sait quel rang cette doctrine assigne à la philosophie comme manifestation spéciale et suprême de l’absolu ; mais comment l’absolu se manifeste-t-il dans la philosophie ? Ici perce la contradiction logique que nous avons reconnue dans la notion même de l’absolu. L’absolu, étant la négation de la limite, ne peut se réaliser que sous une succession éternelle de formes diverses ; il se réalise toujours, et il n’est jamais réalisé, car, s’il était une fois réalisé, il ne serait plus l’absolu. La réalisation de l’absolu par la philosophie n’a donc pas lieu dans une philosophie particulière quelconque, mais dans la suite infinie des systèmes. D’un autre coté, nous ne l’avons pas oublié, la philosophie de l’absolu, c’est l’absolu lui-même se reconnaissant comme tel ; il est donc évident que l’absolu s’est réalisé, et, qui plus est, qu’il s’est réalisé dans la philosophie même de Hegel. Or savez-vous ce que cela veut dire ? Cela veut dire que cette philosophie est le dernier mot de la philosophie, le dernier mot de l’histoire, le dernier mot de l’univers : conclusion piquante, et qui a été appelée la naïveté, — d’autres ont dit l’ironie du système. Ce qui est certain, c’est que Hegel reste enfermé dans un dilemme : sa philosophie est la philosophie de l’absolu, et par conséquent la philosophie absolue, ou elle ne l’est pas ; si elle ne l’est pas, elle manque à ses prétentions, elle s’anéantit ; si elle Test, elle s’anéantit encore, car l’absolu qu’elle nous livre est un absolu compris, un absolu réalisé, un absolu épuisé ; ce n’est plus l’absolu.