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n’est pas encore la science. Les sciences se constituent lorsque l’observateur réussit à grouper les objets d’après leur ressemblance et à ramener les phénomènes à des lois : je dis les sciences, car la science n’existe pas encore. La science serait l’unité de toutes les sciences particulières, la découverte de la loi qui régit les autres lois, la connaissance de ce qui est universel et nécessaire ; ce serait le secret de la nature, ce serait le nom de l’absolu. Eh bien ! cette science existe, au moins à l’état de recherche, d’hypothèse ou de prétention : c’est la philosophie. On a souvent pris la philosophie dans un sens plus modeste ; pour Hegel, elle est essentiellement la science de l’absolu.

Le but à atteindre indique la méthode qu’il faut suivre. Il ne suffit pas, pour arriver à la philosophie, de ramener l’univers à un point de vue systématique. Le travail de la réflexion ne produirait que des théories individuelles, toujours exposées à être remplacées par d’autres théories. Nous ne sortirions jamais ainsi du domaine du caprice. On fera donc pour la philosophie ce qu’a fait pour la science de la nature la substitution de la méthode naturelle aux méthodes artificielles. C’est en pénétrant dans l’essence intime des choses que nous en comprendrons les lois ; mais comprendre le monde, c’est le reproduire ; l’expliquer, c’est en quelque sorte le créer de nouveau, car les lois des choses sont les choses mêmes, et la forme ici ne fait qu’un avec le fond. Telle est donc la méthode philosophique : elle consiste à expliquer le monde en montrant comment il se fait, et, pour ainsi parler, en le refaisant.

La forme ne fait qu’un avec le fond. — Quel est ce fond ? Quelle est l’essence de l’univers ?

Ce qui a déjà été dit de Spinoza pourra nous aider ici à saisir la pensée de Hegel. Spinoza voyait les choses au rebours de ce qu’elles paraissent être au commun des mortels. Nous ne croyons guère qu’aux objets particuliers ; invinciblement nominalistes, pour parler le langage de la scolastique, nous ne reconnaissons dans une espèce qu’une collection d’individus, et dans l’humanité que la somme totale des humains. L’individuel est pour nous ce qu’il y a de fondamental, de réel, de concret dans le monde, tandis que les idées générales nous font toujours plus ou moins l’effet d’une abstraction de l’esprit. Il en était autrement du grand philosophe juif. Son intelligence était faite de telle sorte que les existences particulières lui semblaient être de simples modes d’une substance infinie. Ce qu’il voyait en chaque chose, ce n’était pas cette chose, c’était l’élément simple qui est l’étoffe et le fond de tout. Enfin, comme il ne peut rien y avoir hors de la substance universelle, cette substance prenait le nom de Dieu. Voilà le Dieu dont on a dit que Spinoza était enivré.