Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/823

Cette page n’a pas encore été corrigée

il a dormi, le vin qu’il a bu, le, temps qu’il fait. Il n’est pas jusqu’aux modes qu’il n’étudie pour en rendre compte à qui de droit. Excellent père de famille, il ne s’éloigne du logis qu’en soupirant, et ne cesse d’appeler de ses vœux le moment où il reverra sa femme et ses enfans, et où il pourra leur raconter les belles choses qu’il a vues. Il a la passion du spectacle. À Vienne, il passe toutes ses soirées à l’Opéra ; il y entend Rubini, Lablache ; il se déclare converti à Rossini. Mlle Mars à Paris lui fait admirer M. Scribe. Cependant le savant ne laisse pas de trouver aussi son compte dans ces voyages. Hegel ne manque pas une église, pas une galerie de tableaux, pas une collection d’estampes. Un ouvrage d’un grand maître lui fait changer son itinéraire. Il parle de la cathédrale de Cologne en termes sentis et élevés. Il s’intéresse d’ailleurs aux hommes aussi bien qu’aux choses. Passant à Magdebourg, il va trouver Carnot, « charmant vieillard, dit-il, qui m’a su gré de ma visite. » A Bonn, il veut voir Windischmann, « qui, en faisant des prières avec le duc de Hohenlohe, a été guéri d’une ophthalmie dont il souffrait depuis six ans, et qui aujourd’hui se porte parfaitement bien. » Les lettres dont nous parlons montrent partout l’observateur éveillé, mais partout aussi l’homme simple et naïf.

Le contraste que la bonhomie du philosophe forme avec sa terrible renommée le caractérise assez bien. On comprend qu’il ait érigé eh principe l’unité des contraires, car il est lui-même un composé de contradictions. Il est tout ensemble pesant et pénétrant, solide et délié, pédant et sublime. Sa langue usuelle est le comble de la barbarie, mais il a çà et là des mots d’un rare bonheur. Il est telle page de la Logique ou de la Phénoménologie dont le jargon semble défier l’intelligence humaine, et qui fait douter que l’auteur se soit compris lui-même ; mais il y a des phrases qui ouvrent des horizons inconnus, et laissent le lecteur interdit et pensif. Sa dialectique est d’une subtilité, d’une ténuité telle que le Parménide de Platon semble en comparaison n’être qu’un jeu d’enfant, et d’un autre côté il tombe sans cesse dans l’image, dans la personnification, et l’on croirait, en le lisant, assister à la formation d’une mythologie, au développement d’un monde semblable à celui des anciens gnostiques, dans lequel les notions prenaient un corps, marchaient et passaient par toute sorte d’aventures. La philosophie de Hegel, riche, vivante, substantielle, est en même temps ingrate, scolastique, affaire de divisions, de subdivisions et de formules. Jamais homme n’eut un tour d’esprit aussi abstrait ; nul depuis Spinoza ne s’est plus facilement dépouillé de son moi pour se perdre dans le grand tout et vivre de la vie universelle : eh bien ! ce penseur est le même qui a fait entrer dans la philosophie l’étude de la nature et de l’histoire, et rien ne le distingue autant que le besoin