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— « Je sais, ajoute-t-il, que, jugeant les Parisiens à distance, vous conservez contre eux de la rancune pour les maux qu’ils ont faits et ceux qu’ils ont soufferts. Je regrette que vous ne les voyiez pas d’assez près pour qu’ils vous réconcilient à eux. C’est toujours un profit que d’aimer, et s’il faut aimer une nation, je ne vois pas laquelle on préférerait aux Français. » Il lui rappelle alors les impressions qu’elle éprouvait naguère, lorsque « l’Europe défilait devant elle » et qu’elle comparait l’esprit de chaque nation. « Il ne m’a pas semblé, dit-il en terminant, que vous donnassiez à aucune autre la préférence. Vous étiez plutôt sévère pour les Italiens ; les Anglais vous avaient ennuyée, les Allemands impatientée, et quant aux Polonais et aux Russes, ils ne sont que les copies plus ou moins effacées des Français. J’en suis sûr, si vous reveniez au milieu de ceux-ci, vous sentiriez de nouveau combien ils valent mieux que tous les autres. Ils vous toucheraient par leur manière noble et simple de supporter le malheur, par les vertus et les qualités nouvelles dont ils viennent de faire l’apprentissage. Vous admireriez surtout en eux cette absence de l’esprit de rancune et de vengeance qui, en dépit de très grands sujets de discordes et de passions amères, les rapproche déjà les uns des autres et rend la société tolérable entre les ultras et les libéraux. » Voilà certes une brillante revanche contre Alfieri ; n’est-ce pas pour nous une consolation et un honneur que de tels sentimens se soient fait jour dans la maison même d’où étaient sorties les plus furieuses invectives du Misogallo ?

Cependant, au milieu de ces studieux loisirs, Mme d’Albany vieillissait. Vers la fin de l’année 1823, elle tomba dans une sorte de langueur ; son état néanmoins n’inspirait pas de vives inquiétudes, car elle avait traversé plusieurs fois des crises du même genre, et grâce à la régularité d’une vie parfaitement ordonnée, elle n’avait pas ressenti jusque-là les atteintes de la vieillesse. Le 17 janvier, tout en demandant avec instance des nouvelles de sa cara sovrana, la duchesse de Devonshire, qui lui écrivait fort souvent à cette époque, lui envoyait gaiement la chronique des salons de Rome ; c’était, par exemple, lord Normanby, lady Belfast, Mme Elliot, M. Howard, qui venaient de jouer je ne sais quel drame anglais devant un auditoire où se trouvaient le duc de Laval, la princesse de Liéven, la comtesse d’Appony ; c’était M. J.-J. Ampère qui venait de lire, et de lire avec beaucoup d’esprit et d’art, la comédie toute récente de Casimir Delavigne, l’École des Vieillards, dans le salon de Mme Récamier. « Le défaut de l’œuvre, ajoute-t-elle, c’est qu’on ne s’intéresse pas à un seul des personnages ; aucun combat de la passion et du devoir ; le jeune duc est galant, épris, il n’est pas amoureux ; la jeune femme est vaine et peu sensible ; la mère est une sotte… » C’est ainsi qu’elle devise, l’aimable duchesse, pour égayer sa chère