« Pescia, 29 juin 1812.
« J’ai différé de vous écrire, madame, pour que ma lettre pût vous porter quelque nouvelle d’une voyageuse pour qui je ressens les plus vives angoisses et à qui vous vous intéressez aussi. J’ai attendu courrier après courrier ; en voilà déjà trois d’arrivés depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir, et ils ne m’apportent absolument rien. Il y a au moins dix personnes de qui j’attends des lettres de Genève ou de la route, et aucune ne m’écrit, ou plutôt aucune de leurs lettres ne me parvient, car je crois fermement qu’elles ont été interceptées. Je ne saurais vous dire jusqu’à quel point cette impatience croissante, cette impossibilité de franchir une seule idée, qui se présente toujours à la même place, et qui ne reçoit aucune modification, me tourmente. C’est le 22 mai que mon amie s’est mise en route, mais ses mesures étaient si bien prises que la nouvelle de son départ s’est répandue dans la ville seulement le 2 juin au soir. C’est par une lettre à ma sœur que je l’ai appris ; une autre à ma mère, du 6 juin, arrivée aujourd’hui, n’en dit pas un mot. Tout au moins suis-je assuré que, jusqu’à cette date, il ne lui était rien arrivé de funeste que l’on pût savoir à Genève, et dix jours de route environ sont une bien grande avance ; mais, dans un intérêt aussi vif, la triste ressource que les conjectures vagues et le calcul des chances possibles ! »
« Pescia, 11 juillet 1812.
« Vous avez la bonté de vous intéresser au voyage et aux inquiétudes de mon amie, et je ne veux pas différer de vous communiquer les nouvelles que j’en ai reçues, les unes directement, d’autres par Genève. Les dernières étaient de Vienne, 17 juin. Elle y était arrivée en bonne santé, elle y était fort accueillie, et elle s’y reposait en attendant qu’elle pût continuer son voyage. Il lui fallait pour cela des passe-ports de Pétersbourg, M. de Stackelberg, ambassadeur à Vienne, n’ayant pas qualité pour en donner ; mais il avait envoyé un courrier exprès pour elle, et il se faisait garant du succès. Il paraît qu’elle les a demandés pour Stockholm : si elle les obtient, elle renoncera au long voyage dont je vous ai parlé ; sinon, elle se rabattra sur Odessa. Les nouvelles de paix ou de guerre peuvent avoir une grande influence sur sa détermination ; on m’écrivait de Genève, en date du 30, que la paix avec la Russie était signée ; on m’écrivait aussi sur Mme de Staël que la police avait déclaré ne vouloir ni la poursuivre ni la redemander, puisqu’elle laissait son fils aîné dans le pays comme un gage de sa bonne conduite. Ce fils est à Coppet, il s’y tient enfermé ; et il évite d’entrer en France. Les choses semblent donc prendre une bonne tournure pour elle ; mais il faut encore tout près de deux mois pour qu’elle soit en sûreté, et encore appellerait-elle sûreté la mer et une terre étrangère, où elle vivra séparée de tous ses amis, loin de toutes ses habitudes, hors de sa langue, et perdant ainsi les jouissances que son éloquence et son esprit de société lui donnaient chaque jour ? Quand on réunit tous ces dangers et toutes ces privations, qu’on pense que c’est une femme qui s’y est exposée, une femme qui depuis longtemps était affaiblie par la maladie, et qui aurait pu éviter toutes ces douleurs par une soumission à laquelle tant d’hommes se sont plies, quand on pense que sa détermination, loin d’être un bouillon subit