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de lettres inédites à laquelle j’emprunte ces lignes appartient aussi à la bibliothèque du musée Fabre à Montpellier. Je ne sais si l’admiration de Louis David pour l’œuvre de son élève ne semblerait pas excessive aujourd’hui ; le talent de Fabre, talent incontestable, est avant tout correct, savant, mais singulièrement froid, même pour l’époque, et dépourvu de toute qualité sympathique. J’ai cité pourtant ce passage, non-seulement parce qu’il intéresse l’histoire de la peinture, mais parce qu’il indique le monde libéral, ami des arts et des lettres, au sein duquel se plaisait la comtesse d’Albany. Il y a eu tant de choses fâcheuses dans cette histoire, que c’est un devoir pour nous de relever moralement nos personnages chaque fois que l’occasion s’en présente et que la justice le veut.

Mme d’Albany, malgré ses impressions premières, n’avait donc pas fait en définitive un voyage inutile, et quand elle obtint au mois de novembre 1810 l’autorisation de retourner à Florence, elle emporta en Italie plus d’une précieuse amitié. Que devenait cependant Mme de Staël ? Avait-elle renoncé à cette émigration en Amérique dont Sismondi était si cruellement préoccupé dans ses lettres à la comtesse ? Au moment où Mme d’Albany rentrait à Florence, Mme de Staël était victime d’une violence inouïe : le livre de l’Allemagne venait d’être saisi, et l’édition entière mise au pilon par la police impériale. « On sait, dit M. Sainte-Beuve, la lettre du duc de Rovigo et cette honteuse histoire. » Vous pensez bien qu’un tel événement occupe une large place dans la correspondance de Sismondi. « Mon amie, écrit-il à la comtesse, s’est armée de fierté pour résister à un coup si terrible, et elle l’a supporté avec une force que je n’aurais point eue. Il est vrai qu’un ouvrage de faits comme le mien aurait été détruit sans retour par la suppression du manuscrit, tandis que celui qui est fondé sur le développement de la pensée subsiste d’une manière indestructible dans la tête qui l’a conçu. » Cette force d’âme a pourtant besoin d’être soutenue par des distractions continuelles, par une sorte d’étourdissement fébrile qui fasse oublier le passé et qui empêche de songer à l’avenir. Je trouve plus d’un trait poignant dans les confidences du grave historien. « J’espère que vous nous ferez à Genève une courte visite. Nous y avons vécu cette année dans un plus grand tourbillon de fêtes et de divertissemens qu’il n’y en a peut-être en aucune ville de ce triste continent. On ne parle que de bals et de comédies de société. Mme de Staël en joue une ce soir qui est de sa composition ; dans huit jours, elle en jouera une autre qu’elle a faite aussi elle-même, et ce qu’il y a de singulier d’après son imagination mélancolique et la tristesse extrême de sa situation, toutes deux sont d’une extrême gaieté. Elle a pris désormais son parti : elle ne songe plus à Paris ; elle a oublié son livre, et n’en a point d’autre dans la tête ; elle vit dans le présent, sans