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Staël. Les deux salons, à cette date, étaient loin de se ressembler tout à fait ; il y avait pourtant, de l’un à l’autre, bien des affinités secrètes. Or, au moment où Mme de Staël, espionnée, calomniée, voyant même ses amis, et les plus inoffensifs de tous, compromis à cause d’elle, au moment, dis-je, où ce noble esprit, irrité d’une persécution tracassière et odieuse, voulait demander un asile à la démocratie du Nouveau-Monde, Mme d’Albany, dans son hôtel du Lung’Arno, devenait suspecte aussi à la police impériale. Avec cette prodigieuse activité qui menait de front les plus grandes affaires et les plus minces détails, l’empereur avait les yeux sur elle. Au mois de mai 1809, Mme d’Albany reçut l’ordre de se rendre à Paris avant la fin de l’automne ; elle partit de Florence au mois de septembre et fit le voyage à petites journées. Fabre l’accompagnait. En personne prudente, elle n’eut garde de se montrer à Genève, où ses amis de Coppet espéraient bien l’arrêter au passage. « Je ne sais quelle route vous avez prise, pour ne pas y arriver, » lui écrivait Bonstetten. Ce n’était point le cas, pensait-elle, de faire une halte à Coppet au moment de subir un interrogatoire de l’empereur. On s’aperçoit de plus en plus qu’il n’y a rien d’héroïque chez la reine d’Angleterre. Elle arriva donc avec Fabre dans ce Paris qu’elle avait quitté dix-sept années auparavant, soutenue par Alfieri au milieu des vociférations de la populace. Que de changemens dans sa destinée ! Que de différence aussi entre le Paris du 10 août et le Paris de 1809 ! Une seule ressemblance rapprochait les deux époques : la liberté individuelle n’avait pas encore de garanties. L’empereur, nous le savons par les lettres de Fabre, reçut la comtesse avec courtoisie, mais avec une courtoisie un peu ironique dans la forme, et au fond singulièrement impérieuse : « Je sais, lui dit-il, quelle est votre influence sur la société florentine, je sais aussi que vous vous en servez dans un sens opposé à ma politique ; vous êtes un obstacle à mes projets de fusion entre les Toscans et les Français. C’est pour cela que je vous ai appelée à Paris, où vous pourrez tout à loisir satisfaire votre goût pour les beaux-arts. » On comprend que ce magnifique musée, devenu pour elle une prison, lui inspirât moins de sympathie qu’en 1788. Il paraît qu’elle en faisait dans ses lettres un tableau peu flatteur. « Combien je voudrais, répondait Sismondi, pouvoir donner à Mme de Staël votre manière de voir Paris ! mais on ne se laisse jamais détromper par d’autres des choses ou des personnes que l’on chérit. Il nous faut à tous l’expérience pour cesser d’aimer. » Mme de Staël en effet était plus que jamais amoureuse de son ruisseau de la rue du Bac ; exilée de la société parisienne, c’était par désespoir qu’elle voulait s’enfuir en Amérique. Combien elle enviait la punition infligée à Mme d’Albany ! M. de Bonstetten, qui