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suis loin d’elle. Une amitié si vive est bien au-dessus de…[1], car il m’est arrivé, plus d’une fois d’en ressentir pour d’autres femmes… sans que les deux sentimens méritassent seulement, d’être comparés l’un à l’autre. Nous avons ici Benjamin, M. de Sabran et M. Schlegel ; M. de Bonstetten y reviendra bientôt aussi ; il est à présent à Berne, où il n’avait’, je crois, pas fait de voyage depuis la révolution. On nous annonce pour l’été la plus brillante compagnie de Paris : à la bonne heure, je ne suis curieux de rien, et je ne voudrais pas ajouter au cercle que nous avons déjà. Je porte envie à votre calme, je porte envie à votre retraite dans les livres et la pensée, mais vous aussi avez connu les orages du cœur, et vous ne voudriez pas n’avoir pas eu cette intuition complète de la vie. »


Ce voyage que Mme de Staël projetait en Amérique n’est indiqué par aucun de ses biographes. Ni M. Villemain dans son brillant Tableau du XVIIIe siècle, ni M. Sainte-Beuve dans son étude si complète, si sympathique sur la vie et les écrits de Mme de Staël[2], n’ont mentionné ce singulier épisode. Ce n’était pas cependant un de ces projets nés dans une heure de fièvre et qu’on a oubliés le lendemain. Je vois par les lettres de Sismondi que pendant trois années, de 1809 à 1812, Mme de Staël poursuivit sérieusement, obstinément, et malgré toutes les remontrances de ses amis, cette idée d’une émigration aux États-Unis. Sismondi paraît d’abord approuver son projet : « Dans ce moment où tout ce vieux monde corrompu tombe en dissolution, il est plus important que jamais de se conserver une retraite, un moyen d’indépendance, une garantie de sa liberté, par delà l’enceinte soumise aux révolutions européennes ; mais quelque sage, quelque convenable que soit un pareil voyage, il faut un grand courage pour l’entreprendre, et elle ne s’y détermine pas sans de cruels déchiremens. » Bientôt cependant ce plan si sage, si convenable n’est plus à ses yeux qu’une inspiration funeste. Que deviendra-t-elle chez les rudes pionniers du Nouveau-Monde, cette reine des sociétés choisies, la brillante Herminie des combats de la pensée ? « L’Amérique est d’une tristesse mortelle, ajoute-t-il quelques mois après, elle l’est bien plus pour mon amie que pour personne, aujourd’hui qu’elle a pris goût à la poésie et à la philosophie allemandes. Rien n’est en effet plus opposé ; tout est rêveur, vague et sans but en Allemagne, tout est utile et appliqué en Amérique. De tous les pays du monde, c’est celui où l’on demande le plus : A quoi cela sert-il ? Et rien ne sert comme l’argent ; aussi c’est leur première pensée. J’ai vu un journal américain dans lequel son arrivée

  1. Les mots qua manquent ici ont été enlevés par la rupture du cachet. Il est facile au reste de rétablir le sens : Sismondi a pu comparer son amitié pour Mme de Staël aux sentimens d’amour que lui ont inspirés d’autre femmes, et il a trouvé son amitié beaucoup plus vive que son amour.
  2. Voyez la Revue du 1er et du 15 mai 1835.