Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/791

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pays, et on leur dira qu’un honnête homme ne doit pas concourir à faire des malheureux, lorsqu’il n’a pas la certitude que, loin de l’aggraver, il a adouci leur misère. Nous avons le bonheur d’avoir à Genève un beau modèle dans ce genre. M. de Barante, notre préfet, sait se faire aimer dans l’exécution même de la conscription et de la levée des impôts. Nous sentons que sa probité, sa douceur, sa justice, l’ordre parfait qu’il a établi dans tout ce qui dépend de lui, nous sauvent chaque jour des milliers de vexations, et que nous n’éprouvons d’autres maux que ceux qui sont inévitables. Avez-vous reçu un livre de son fils qui vient de paraître : De la Littérature française dans le dix-huitième siècle ? C’est un ouvrage où l’on trouve un esprit bien distingué et une bien grande étendue de connaissances pour un jeune homme… »

« 9 janvier 1809. »


Ces témoignages sont précieux à recueillir pour l’impartiale histoire ; il est bon que ces nobles figures ne soient pas effacées dans le mouvement tumultueux des grandes annales. On comprend toutefois que l’action d’un homme, si dévoué qu’il pût être à la justice, fût bien insuffisante pour compenser les misères d’une dictature rendue plus écrasante de jour en jour par la fatalité des événemens. Pour ce Sismondi, ces Bonstetten, ces Benjamin Constant, pour ces esprits libéraux dont la grande patrie est la civilisation elle-même et qu’on a nommés des citoyens du monde, les guerres européennes étaient des guerres fratricides, plus quam civilia bella. Sismondi, comme Mme d’Albany, avait des amis dans toute cette Europe du nord qui allait de nouveau se heurter contre nos victorieux bataillons. Il souffrait, et ne pouvait pas même exprimer sa souffrance. C’est une chose digne de remarque, assurément que, dans la seconde période de lempire, les lettres de Sismondi à la comtesse d’Albany ne portent plus de signature. Il est manifeste que l’inquisition de la police a pris un développement formidable ; on n’ose parler, on n’ose écrire. Cette oppression, cet effroi, ce silence, ne vous frappent-ils pas dans ces paroles familières et poignantes ?


« Coppet, 22 mai 1809.

« J’ai reçu successivement, madame, les tomes divers des œuvres posthumes d’Alfieri que vous avez eu la bonté de m’envoyer, et aujourd’hui, je pense, les derniers. Je ne saurais vous dire combien cette succession d’envois a ajouté à ma reconnaissance. Je comptais bien assez sur votre bonté pour vous demander ce présent, mais je n’attendais point cette attention soutenue qui vous a fait vous occuper de moi pendant un mois de suite, pour faire partir chaque semaine un nouveau paquet. J’ai été aussi on ne peut pas plus touché de voir toujours l’adresse écrite de votre propre main, et cette correspondance silencieuse me donnait une certaine émotion propre au temps où nous vivons, car, comme des choses qu’on pense il y en a les