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Piatti, aux frais de la comtesse d’Albany ; c’est l’édition bien connue, datée, non pas de Florence, mais de Londres, d’après un subterfuge assez usité en ce temps-là quand on voulait soustraire un ouvrage aux tracasseries de la censure. Les treize volumes portent ces mots : Londra, 1804.

Tout en élevant ce monument au poète, Mme d’Albany lui en faisait consacrer un autre plus glorieux encore, puisqu’il exprimait l’hommage de la patrie tout entière. Elle demanda une tombe pour l’illustre mort dans cette église de Santa-Croce qui est comme le Campo-Santo des plus glorieux enfans de la Toscane. Une partie du clergé florentin s’y opposa vainement ; la comtesse triompha de tous les obstacles, grâce à l’appui du comte Jules Mozzi, ministre de la reine-régente, et une place fut assignée à l’auteur du Misogallo auprès du tombeau de Machiavel. La tombe accordée, elle se chargea du monument. Canova, malgré les imperfections de son talent, était le seul homme qui fût digne de réaliser la pensée de la comtesse d’Albany, et quand cette occasion lui fut offerte, il l’accueillit avec une joie ou éclatait déjà l’inspiration de son âme. De 1804 à 1810, une longue correspondance s’établit à ce sujet entre la comtesse et l’élégant statuaire. Fabre y prenait aussi une grande part, proposant ses idées, donnant ses conseils, encourageant enfin son illustre confrère par une sympathie intelligente. Tous ceux qui ont visité l’Italie connaissent l’œuvre fameuse née de ce triple enthousiasme ; sur un large socle où reposent une lyre et deux guirlandes de fleurs, s’élève un sarcophage de forme antique, orné de masques tragiques, de couronnes de lauriers, avec un médaillon où l’on voit le buste du poète et cette inscription au-dessous : Victorius Alferius Astensis. Une femme majestueusement drapée, la tête ceinte d’une couronne murale, est accoudée, pensive, sur le sarcophage. Elle est triste, mais d’une tristesse virile, que consolent secrètement d’immortelles espérances. Cette femme, on le devine, c’est celle dont l’auteur du Pianto a pu dire :

Divine Juliette au cercueil étendue,
Toi qui n’es qu’endormie et que l’on croit perdue.


La noble Italia n’est pas même endormie dans ce monument funéraire ; elle rêve, elle appelle et aperçoit déjà parmi les jours à venir le jour qui brisera la pierre de sa tombe. S’est-elle trompée ? On ne peut le dire encore, mais l’espérance est une vertu généreuse, et il est beau pour Alfieri d’avoir inspiré une telle œuvre à l’efféminé Canova. Le monument fut inauguré dans l’église de Santa-Croce au mois de septembre 1810, l’année même où l’artiste, mandé à Paris par Napoléon, résistait avec une certaine hardiesse aux injonctions