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Au moment où l’institution catholique, sinon la religion elle-même, avait semblé près de disparaître, où la révolution avait siégé au Vatican, où un pape chassé du patrimoine de saint Pierre et mourant en exil n’avait été remplacé par l’élection qu’après un long interrègne, au moment où le premier consul venait d’entreprendre, non sans de graves difficultés, la restauration du culte, enfin dans une époque toute pleine encore de ruines au milieu desquelles on cherchait vainement un chemin sûr, comment s’étonner que certaines choses, dont on serait scandalisé aujourd’hui, n’excitassent alors qu’une profonde indifférence ? C’était l’époque où les femmes les plus célèbres et à bien des égards le plus justement honorées avaient un ami dont la continuelle présence ne leur causait aucun embarras, un ami reconnu par le monde et traité en époux légitime, pourvu que certaines bienséances relatives fussent gardées avec soin, pourvu que la fidélité de ces sortes d’unions en rachetât l’irrégularité. Mme d’Albany nous offre le type le plus complet de ces mariages naturels, en dehors de la religion et de la loi. C’est même là une des causes qui lui attirèrent dans la société féminine de son temps des amitiés si vives et si dévouées. Amie poétiquement glorifiée d’Alfieri, elle rassurait, elle protégeait par son exemple certaines situations du même genre. Plus d’une femme, sa correspondance l’atteste, était heureuse de trouver un abri auprès de l’une des plus grandes dames de l’Europe, auprès de celle qui s’appelait encore reine légitime d’Angleterre, et qui dans ses salons, quand les circonstances l’exigeaient, savait allier si bien une certaine hauteur de ton à la grâce naturelle de son langage. On ne lui écrivait pas sans lui demander des nouvelles de M. Fabre, sans la charger de mille choses pour M. Fabre, sans partager entre M. Fabre et la comtesse tous les témoignages d’affection ou de respect. Bonne, facile, accommodante, elle permettait ce langage ; bien plus, elle en était charmée, et quelques-unes de ses amies, encouragées par cette indulgence, ne tarissent pas sur l’exquise bonté, sur la charité parfaite, sur la grâce incomparable de la cara sovrana.

Ainsi, dira-t-on, elle avait complètement oublié Alfieri ? Non, Alfîeri eut un successeur, il ne fut pas oublié. M. de Reumont, à propos de l’amour de Mme d’Albany pour l’auteur de Marie Stuart, a prononcé, en terminant, quelques paroles d’une rare justesse. « Ce n’était pas de l’amour, assure-t-il, c’était plutôt un sentiment d’admiration pour son génie, mêlé à une sorte de reconnaissance personnelle pour la gloire qu’elle en pouvait tirer. » Rien de plus vrai pour les dernières années : Mme d’Albany avait d’abord aimé ce jeune poète qui lui devait une part de ses inspirations ; mais plus tard, quand Alfieri l’eut soumise à un joug impérieux, ce qu’elle aima