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s’imaginer, quand on n’a pas entendu la chose, ce que c’est que la musique de Barkouf ! Visiblement embarrassé du cadre où il s’était égaré, M. Offenbach a d’abord essayé de se faire passer pour ermite dans une espèce d’ouverture d’un caractère câlin et pastoral ; mais il a bientôt trahi son incognito par des rhythmes grimaçans et une harmonie qui n’est pas de ce monde. Aussi n’y a-t-il pas eu deux avis, et tout le monde a reconnu la griffe du maître. C’est ce qui explique pourquoi le public, entraîné par l’exemple de ce qu’il entendait, s’est mis à l’unisson de l’œuvre en sifflant comme un beau diable. Telle a été l’issue de la première représentation de Barkouf, qui aura servi du moins à réveiller la conscience publique et à marquer les limites où l’art touche aux tréteaux. Ajoutons, pour l’enseignement de la postérité, que Barkouf a trouvé un éditeur, et qu’il n’y a pas eu dans la presse une seule voix qui ait osé défendre l’œuvre de M. Offenbach, si ce n’est la petite littérature qui relève de son école.

Le Théâtre-Italien, qui se défend le mieux possible contre les difficultés du temps, a donné, le 13 janvier, un nouvel opéra en trois actes de M. Verdi, un Ballo in maschera (un Bal masqué). C’est le dernier ouvrage qu’ait écrit le compositeur lombard, dont la fécondité est à remarquer. Le sujet de la pièce est la mort de Gustave III, roi de Suède, qui fut assassiné dans un bal par Ankaström en 1792. Ce sujet a été traité par M. Scribe et mis en musique par M. Auber, dont l’œuvre commune a été représentée à l’Opéra, sans grand succès, le 27 février 1833. Il est resté de la partition de M. Auber un galop fameux, qui a été bien souvent exécuté sans l’opéra auquel il appartient. L’opéra de M. Verdi était destiné au grand théâtre de Saint-Charles, a Naples ; mais des difficultés absurdes élevées par la censure obligèrent le compositeur et le poète à porter leur ouvrage à Rome, où il a été représenté au théâtre Apollo pendant le carnaval de l’année 1859. Le sujet primitif de la pièce, entièrement imitée du poème de M. Scribe, a été modifié d’une manière fâcheuse par le librettiste italien, M. Somma. La scène ne se passe plus à Stockholm, mais à Boston, et les noms des personnages sont également changés. Il ne s’agit plus d’un fait très connu, de l’assassinat d’un roi de Suède pour des motifs politiques, mais d’un gouverneur de Boston, Ricardo, comte de Warwick, qui séduit la femme de son secrétaire et de son ami, Renato, un créole fort jaloux. Il se noue autour de Ricardo une conspiration quasi politique à laquelle Renato refuse d’abord de prendre part ; mais lorsqu’il apprend que l’ami tout-puissant auquel il a sauvé la vie est l’amant de sa femme, Renato se jette dans les bras des conspirateurs et assassine le gouverneur dans un bal masqué. Ricardo expire lentement sous les yeux des conspirateurs et de son assassin en avouant qu’il a toujours respecté l’honneur de la femme de son ami, et qu’Adelia n’a jamais manqué à ses devoirs.

Tel est le tissu du mélodrame obscur que le librettiste italien a tiré de la pièce de M. Scribe, et dont il a dû défigurer les noms et la donnée historique pour se faire accepter de la censure romaine, qui n’est pas moins intelligente que la censure napolitaine. Quelle misère ! et qu’il a fallu de patience au pauvre peuple italien pour vivre sous de pareils gouvernemens ! Au théâtre de Paris, la scène d’un Ballo in maschera se passe dans le royaume de Naples. M. Mario, qui aspire fortement à descendre du trône de