Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/719

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

celui-ci fait plaisir à celui-là. D’autres bateaux, dont les mâts avaient été abaissés, profitaient de la crue et de la brise du nord pour descendre. Attachés côte à côte par groupes de deux et trois, ils dérivaient silencieusement, poussés par de grands avirons, pareils à de gigantesques tortues qui allongent leurs pattes en nageant. les eaux avaient pris une teinte jaune foncé ; aucune grève ne se montrait à l’horizon : toutes les terres basses étaient cachées sous les flots ; à peine si quelque touffe de saule agitée par le courant se balançait çà et là sur la plaine liquide, indiquant la place occupée par un banc de sable. Les pêcheurs, quittant leurs stations accoutumées, s’en allaient sur les prairies inondées promener leurs filets et jeter le soir leurs lignes sans fin garnies d’innombrables hameçons auxquels les anguilles viennent se prendre pendant la nuit.

Le père Léonard et sa fille ne se trouvaient donc point auprès de la Pierre-Bécherelle lorsque le docteur se présenta sur le rivage pour aller à la conquête de la fauvette bleue. Pendant plus d’une heure, il appela et chercha des yeux quelque bateau ; il n’en paraissait aucun, et le docteur, impatient d’atteindre le buttant désiré de ses recherches, se livrait à des mouvemens si extraordinaires que son fidèle barbet en poussait de sourds gémissemens. À force de courir et de sonder les anses du fleuve, le naturaliste passionné découvrit enfin un bateau attaché à un piquet par une vieille corde, et si vieux lui-même qu’il était à l’intérieur plein de vase et de petites herbes. Le long du bord était déposée une rame couverte de limon. Le docteur, qui avait longtemps navigué, n’hésita point à se confier à ce frôle esquif ; il le lança sur l’eau, et Bistouri, fort contrarié de se mouiller les pattes, trouva moyen de s’étendre sur la redingote de son maître, ce qui était d’autant plus facile que celui-ci se tenait assis dans le fond du bateau, ramant à la manière du sauvage qui manœuvre sa pagaie.

Malgré la rapidité du courant, le docteur put gagner l’autre bord, non sans avoir dérivé considérablement ; mais en descendant la Loire, il se rapprochait du lieu qu’il devait atteindre. Son cœur battait bien fort quand il enfonça la proue du bateau dans le fourré de lunettes à demi envahi par la crue. Malheureusement l’inondation avait changé en un marais ce frais bocage, et le docteur cherchait vainement où prendre terre. Le vieux batelet commençait à se remplir, l’eau filtrait par mille petits trous invisibles, lentement il est vrai, mais d’une façon continue. Il fallut que le docteur le vidât avec son chapeau, ce qu’il fit sans « se décourager, sans éprouver pour lui-même la moindre inquiétude. Si la crue allait enlever le nid qu’il cherchait, si la Loire jalouse allait lui ravir son trésor ! Cette pensée lui donnait le courage de tout braver. Il savait nager d’ailleurs, et Bistouri avait souvent pris des bains en pleine eau.