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poche. La possession de ce petit trésor était pour Jacques une fiche de consolation dans les circonstances présentes. Désormais affermi dans sa résolution, il avait hâte de rejoindre son régiment, et dès le jour même il alla prendre congé de ses parens et de ses amis. La nouvelle de son départ ne pouvait surprendre personne, chacun sachant que le temps du semestre était écoulé. Aussi ne comprit-on pas dans l’île l’étonnement que manifesta le père Léonard quand on lui dit que Jacques avait rejoint son drapeau.

— Tiens, c’est drôle, pensa le vieux pécheur ; il paraît qu’il ne lui est rien venu des colonies et qu’il n’a pas d’héritage à attendre. Où le docteur avait-il donc pris cela ?

Et, tout en faisant ces réflexions, le père de Madeleine avançait la tête derrière lestuiseltes, pour s’assurer que les bateaux d’Arsène étaient toujours à l’ancre.


V. — LA CRUE DES PIRONS

Le train n’avait point fait un pas en avant depuis son arrivée ; il venait même de reculer d’un quart de lieue, afin de se ranger à la queue de l’île. Les eaux croissaient avec rapidité, et le passage entre les grèves était plus que praticable ; mais le vent soufflait du nord, et les girouettes, tournées vers la poupe des bateaux, indiquaient clairement qu’il était impossible de remonter la Loire. Il arrive souvent au mois de mai, lorsque fondent les dernières neiges et qu’éclatent les premiers orages, de ces crues subites qui élèvent d’une façon considérable le niveau des eaux. On les connaît si bien dans la Basse-Loire, qu’on les désigne par un terme particulier. On nomme ce débordement des premiers jours de l’été la crue des pirons[1]. D’ordinaire les parties basses des rives sont seules noyées ; il n’en résulte aucun dommage notable pour les riverains, et le lit du fleuve, rempli pour plusieurs mois, redevient navigable aux plus grands bateaux.

C’était donc la crue des pirons qui se faisait sentir ; le train mouillé devant l’île avait dû chercher un abri contre le courant devenu trop rapide, et c’est pourquoi Arsène Vernaut l’avait laissé couler doucement jusque derrière l’île. Amarrés à de gros troncs d’arbres au moyen d’un câble goudronné, les bateaux ne couraient aucun danger dans ces eaux paisibles. On voyait les hommes des équipages se promener sur le bord en regardant avec impatience les nuages qui venaient du nord ; de la cheminée des cabines s’élevait la fumée du foyer sur lequel bouillait la marmite. Mais ce qui contrarie

  1. Sans doute parce que c’est l’époque où les pirons (jeunes oies) sont en état d’aller paître dans les prés.