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dont la perspective se déroulait devant lui. Pendant plusieurs jours, il n’osa sortir qu’à la dérobée ; il allait se promener dans les oseraies, songeant à l’offre généreuse du docteur Christian, et se demandant s’il ne vaudrait pas mieux pour lui la refuser et partir. Le temps approchait où il lui fallait prendre une décision. Enfin un matin il se résolut à aller trouver le docteur. Il était de bonne heure ; à peine si l’aube blanchissait à l’horizon. Il s’élevait du milieu de l’île une senteur douce et acre à la fois, particulière aux terres d’alluvion ensemencées de lin et de chanvre et toutes plantées de bois blancs. La Pierre-Bécherelle dressait son front de granit à travers la brume, comme un obélisque informe. Dans le petit bras de la Loire qui sépare l’île de la rive gauche du fleuve, de gros brochets prenaient leurs ébats, et les bécassines matinales, jetant un cri aigu, trempaient dans l’eau la pointe de leurs ailes arquées. Une ou deux étoiles, près de s’éteindre, brillaient encore d’une lueur douteuse sur la voûte du ciel. De gros flocons d’une écume jaunâtre, qui tournoyaient dans le courant, annonçaient que la Loire croissait rapidement, et déjà les branches basses des saules disparaissaient sous le flot.

Jacques prit un petit bateau amarré sur le rivage et gagna rapidement l’autre bord. Il entendit sur la surface polie des eaux courir la voix de Madeleine, qui chantait, à quelques centaines de pas plus haut, en ramant auprès de son père. Cette voix, qu’il écoutait malgré les chagrins qu’elle lui rappelait, faillit lui faire perdre courage : des larmes montèrent à ses yeux, et il soupira ; puis, recouvrant son énergie, il se mit à courir jusqu’à la porte de la maisonnette qu’habitait le docteur. Celui-ci, déjà levé et prêt à se mettre en route, mangeait à la fête uni morceau- de pain blanc. — Eh ! bonjour, Jacques, bonjour, mon ami, dit-il au jeune homme ; des affaires inattendues m’ont empêché d’aller vous voir… Vous êtes tout à fait bien maintenant ?… Diable ! vous avez des couleurs aujourd’hui…

— Mais oui, grâce à Dieu, monsieur Christian ; je ne me sens plus de rien… Me voilà venu pour vous faire mes adieux !

— Vos adieux ! Ah ! je vous entends ; vous croyez que j’ai oublié ma promesse. Non, non. Tenez, jeune homme, voici la somme en question… J’ai de la mémoire, tout vieux que je suis. Avez-vous pu supposer un instant que j’oubliais de tenir ma promesse ?

— Pardon, monsieur Christian, ce n’est pas là ce que je veux dire, c’est moi qui renonce à me racheter.

— Comment, comment ? vous êtes guéri aussi de cette nostalgie, de ce mal du pays ?…

— Hélas ! oui, monsieur, guéri de mon mal, et de mon amour aussi,.. On a tout découvert, on à tout appris, je ne sais comment, et Madeleine a ri de moi.