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Peut-être dira-t-on qu’il s’agit ici de quelques cas individuels, qui ne prouvent rien pour la masse ; mais voici un fait tout différent, emprunté à un recueil qu’on pourrait appeler local, et qui atteste que des populations en masse peuvent être régénérées bien aisément[1]. M. Bateman et quelques Anglais s’étaient rendus au port Philips, sur la côte méridionale de l’Australie, dans le dessein d’y former un établissement agricole. Ils furent bientôt frappés de la civilisation des habitans de cette côte, qu’ils trouvaient beaucoup mieux vêtus, logés, meublés et pourvus de tous les objets nécessaires qu’aucun de leurs compatriotes. Peu de jours après, ce phénomène de perfectionnement relatif fut expliqué par l’apparition d’un homme blanc vêtu d’une redingote en peau de kanguroo. C’était un ancien grenadier des armées anglaises, nommé William Buckley, qui, envoyé sur les lieux lors d’une première tentative de colonisation faite en 1803, s’était échappé et avait vécu trente-trois ans avec les indigènes. Il n’avait pas tardé à devenir leur chef, et, sous sa direction, ils en étaient arrivés au point qui étonnait si fort les nouveaux colons. C’est là ce qu’avait produit chez ces sauvages, déclarés incapables de tout progrès, l’influence isolée d’un simple soldat.

Voici du reste en quels termes M. de Blosseville résume, dans son remarquable ouvrage sur l’Australie[2], les derniers renseignemens, recueillis surtout dans le sud « La cherté de la main-d’œuvre a donné une valeur au travail, peu essayé jusqu’alors, de ces malheureuses peuplades. On s’est aperçu, quand l’intérêt l’a demandé, qu’elles n’étaient pas demeurées témoins inintelligens des arts utiles, que leurs huttes et leurs ménages étaient convenablement tenus. Dès 1853, deux cent mille moutons avaient pour bergers des aborigènes. Un des principaux concessionnaires n’employait pas d’autres ouvriers. On faisait d’eux avec avantage des briquetiers, des défricheurs, des conducteurs de bœufs et jusqu’à des constables pour leur propre race. » A côté de ces populations australiennes, évidemment entrées dans la voie de la civilisation, le même auteur montre la postérité des convicts échappés aux colonies pénales « éparse d’îlots en îlots, et bien plus près de l’état sauvage que de la civilisation dégradée. » Ainsi en Australie l’homme blanc s’abaisse en même temps que l’homme noir s’élève. Ces témoignages sont certainement la réfutation complète de toutes les assertions polygénistes, et ils sont d’autant plus décisifs que celui qui les apporte ne

  1. Van Diemen’s land Magazine. Le voyage de M. Bateman a dû avoir lieu en 1830.
  2. Histoire de la Colonisation pénale et des Etablissemens de l’Angleterre en Australie.