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je n’ai vu qu’une seule fois le comte Alfieri dans ma vie, et devinez-vous dans quelle circonstance ? Je l’ai vu mettre dans le cercueil ! On me dit qu’il n’était presque pas changé ; sa physionomie me parut noble et grave ; la mort y ajoutait sans doute une nouvelle sévérité. Je tiens de la bonté d’une personne qui lui fut bien chère, et de la politesse d’un ami du comte Alfieri à Florence, des notes curieuses sur les ouvrages posthumes et les opinions de cet homme célèbre. La plupart des papiers publics en France ne vous ont donné sur cela que des renseignemens tronqués et incertains. En attendant que je puisse vous communiquer mes notes, je vous envoie l’épitaphe que le comte Alfieri avait faite, en même temps que la sienne, pour sa noble amie. »

Tout semble donc réussir au-delà même des espérances d’Alfieri : le monument qu’il a élevé à son orgueilleuse passion est inauguré, pour ainsi dire, au milieu des respects de l’Europe ; la légende s’accrédite, confirmée par des témoignages illustres ; la présence de Chateaubriand auprès du cercueil du poète est elle-même un poétique épisode ajouté à tant d’autres, une consécration nouvelle de ce merveilleux roman. Qui donc rétablira la vérité ? Qui donnera une conclusion morale à cette histoire ? Qui montrera enfin que la justice a eu son heure, et que les lois de la conscience ne sauraient avoir tort ? Ce sera, ô néant de l’orgueil ! ce sera celle-là même qui disait : « Je ne peux plus vivre, je voudrais mourir, le monde est devenu pour moi un horrible désert. » Si Mme d’Albany était morte la même année que son amant, le monde eût été dupe des ambitieuses paroles du poète, et il manquerait à notre histoire cette dernière partie qui en fait un tout si complet, un ensemble si régulier et si dramatiquement instructif. La punition d’Alfieri, je l’ai annoncé déjà, et l’instant est venu de le montrer, c’est le démenti infligé à ses prétentions orgueilleuses par la personne qu’il avait, malgré ses fautes, placée sur un autel et encensée comme un être divin. Il a bravé les lois de la destinée humaine en s’attribuant avec emphase une félicité impossible. Que va devenir maintenant cette glorification ? que va devenir ce monument de l’amour coupable, élevé avec une complaisance si présomptueuse, salué par des acclamations si enthousiastes. Comment croire, en un mot, à cette sérénité parfaite, à cette sécurité miraculeuse de sa béatitude, quand on voit la comtesse d’Albany, presque au lendemain de sa mort, lui donner si vite un successeur ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.