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l’université de Pise, et Ansano Luti, qui remplissait les mêmes fonctions à Sienne. Quelquefois des visiteurs célèbres venaient enrichir d’élémens nouveaux la petite société poétique. Un jour ce fut la belle et enthousiaste Isabelle Teotochi Albrizzi, jeune Grecque des Iles-Ioniennes, mais fille adoptive de Venise, qui sentait si vivement les arts, qui comprit avant la foule le génie de Canova, et dont le nom a sa place marquée dans l’histoire de l’art italien au commencement de notre siècle. Un autre jour, heureux jour aussi et qu’Alfieri n’oubliera pas, ce fut la brillante improvisatrice de Lucques, Teresa Bandettini, ou, si l’on veut, Amarillis Etrusca, d’après son nom académique. Improvisateurs et improvisatrices jouaient alors un rôle assez brillant dans la littérature italienne ; Mme de Staël n’avait pas imaginé ce type quand elle composa son livre. Un certain François Gianni, sous l’empire, obtint le titre d’’improvisateur impérial. Or, bien que d’excellens juges, Monti par exemple et Giordani, aient flétri cette profession et le funeste engouement qu’elle excitait, bien qu’ils aient protesté contre ce ludus impudentiœ, contre ces vulgaires tours de force qui ne peuvent que dégrader la pensée et corrompre la langue, ces mêmes juges pourtant furent séduits par l’inspiration sincère de Teresa Bandettini. Monti n’en parlait qu’avec enthousiasme, et Alfieri s’écriait en son admiration jalouse : « Mes vers si longuement médités, si soigneusement travaillés, réussiront moins que ces chants sortis tout à coup des profondeurs de l’âme comme le flot jaillit de la source. » Telles étaient les distractions d’Alfieri pendant que son humeur inquiète et sa dévorante ardeur le poussaient de plus en plus dans l’étude avec une sorte d’exaltation fiévreuse ; tels étaient les amis que la comtesse d’Albany rassemblait gracieusement autour de lui, occupée qu’elle était sans cesse à lui inspirer le goût des élégans loisirs, à lui suggérer l’ambition d’une espèce de royauté littéraire.

Alfieri n’était pas né pour ce rôle. Son caractère hautain n’eût jamais su se plier à la diplomatie de salon, aux complaisances, aux flatteries, aux ingénieux mensonges, sans lesquels ces petits gouvernemens sont impossibles. Le dévouement que lui montrait la comtesse d’Albany suffisait à la satisfaction de sa vanité ; n’ayant plus rien à désirer sur ce point, il préférait une amitié cordiale et simple à toutes les cajoleries mondaines. Les hommes que la comtesse cherchait à grouper autour d’Alfieri, ces hommes qu’il a aimés en effet, qu’il a pratiqués en maintes occasions, dont le talent et la conversation ont pu lui plaire, n’ont jamais composé d’une manière suivie cette cour, cette royale académie que la veuve de Charles-Édouard avait ambitionnée pour son poète. C’étaient seulement des relations intellectuelles, tour à tour abandonnées et reprises,