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cessé d’être exacts ; on ne saurait pourtant y méconnaître ça et là un coup d’œil sûr, un jugement net, avec une certaine ingénuité hardie qui a bien son prix et son charme. N’est-ce pas une chose piquante de voir la veuve de Charles-Edouard apprécier aussi vivement, aussi sincèrement, cette liberté politique conquise par l’Angleterre sur les ancêtres de son mari ? Montesquieu, soixante ans auparavant, avait prononcé des paroles plus cruelles à la suite de son voyage à Londres ; si Mme d’Albany signale l’avidité, l’âpreté mercantile comme le caractère dominant des Anglais, elle ne répète pas avec Montesquieu qu’ils vendraient volontiers leurs droits, elle dit qu’ils aiment à se sentir libres et qu’ils sont dignes de l’être. N’importe : cette liberté, bienfait inappréciable, cette liberté sans laquelle l’Angleterre serait le dernier pays, et le peuple anglais le dernier peuple de l’Europe, ne peut lui faire oublier ce qui manquait alors à la société britannique, la politesse des salons, la douceur d’une société d’élite, le charme des conversations gracieusement familières, tout ce qu’elle avait trouvé à Paris à la veille même de la révolution, tout ce qui la rappela bientôt en France malgré les menaces de la grande tempête.

Au mois d’octobre 1791, Alfieri et la comtesse étaient de retour à Paris. On sait qu’au milieu des luttes formidables qui tenaient le, monde en suspens, la société du XVIIIe siècle avait conservé sa physionomie ardente et légère, qu’il y avait toujours autant d’esprit dans les salons, autant d’activité dans les théâtres. La comtesse d’Albany vit ces derniers beaux jours, qui lui parurent sans doute plus brillans encore après son voyage de Londres. Beaumarchais, Mme de Staël, le peintre David, les deux Chénier, le célèbre helléniste d’Ansse de Villoison, qui revenait de son pèlerinage scientifique dans l’Archipel et au mont Athos, Joséphine de Beauharnais, la future impératrice, bien autres personnes qui tenaient un rang illustre dans le monde ou dans les lettres fréquentaient le salon de la comtesse d’Albany. Elle ne négligeait pas ces occasions de combattre la sauvagerie d’Alfieri, de le produire auprès des écrivains en vogue, de lui recruter, pour ainsi dire, un public d’élite, d’accréditer enfin son nom et ses ouvrages chez les dispensateurs de la gloire littéraire. On ne voit pas cependant que l’orgueilleux poète se soit prêté au succès de cette diplomatie féminine ; on ne voit pas que Mme de Staël, ou Beaumarchais, ou quelque autre coryphée de la littérature parisienne lui ait inspiré des sympathies très vives. Paris est toujours à ses yeux ce cloaque dont il ne parlait qu’avec dégoût dès 1788, et toutes les fureurs nouvelles que vont exciter chez lui les violences de la révolution, toutes les colères qui éclateront bientôt dans le Misogallo semblent déjà gronder au fond de son cœur.