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leur imagination et de la nécessité de l’intéresser toujours, même en traitant les objets sérieux, au lieu de les rendre encore plus sévères qu’ils ne le sont, comme l’a fait Alfieri. »


Voilà le langage de la critique, ainsi parle un écrivain maître de sa pensée et des ressources de son art. Lorsque Mme de Staël publiait en 1801 son livre de la Littérature, Alfieri vivait encore, et elle se souvenait des conversations qu’elle avait eues avec la comtesse d’Albany, en 1788, dans son hôtel de la rue de Bourgogne. à la bienveillance de l’intention, à un certain embarras du style, on devine aisément que, sans sacrifier ses sentimens littéraires, elle est heureuse de lui apporter un suffrage qui réjouira son cœur.

Mme de Staël n’est pas le seul écrivain de ce temps-là que la comtesse d’Albany ait intéressé à la gloire de son amant. Un grand nombre des hommes de lettres de l’époque fréquentait ses salons. Une lettre de Beaumarchais, publiée ici même pour la première fois[1], nous apprend qu’au mois de février 1791 l’auteur de Figaro lut son drame de la Mère coupable devant les hôtes de la comtesse. Qu’on nous permette de reproduire ce curieux billet, il appartient aussi à notre histoire. Le biographe de Beaumarchais l’a cité parce qu’il y trouve avec raison un résumé assez vif des qualités et des défauts de son style ; nous y découvrons aujourd’hui un intérêt d’un autre genre, et ce témoignage des relations de la comtesse d’Albany avec les principaux représentans des lettres françaises au moment de la révolution doit être mis particulièrement en lumière. Voici donc ce que Beaumarchais écrivait à la veuve de Charles-Edouard le 5 février 1791 :


« Paris, ce 5 février 1791.

« Madame la comtesse,

« Puisque vous voulez entendre absolument mon très sévère ouvrage, je ne puis pas m’y opposer ; mais faites une observation avec moi : quand je veux rire, c’est aux éclats ; s’il faut pleurer, c’est aux sanglots. Je n’y connais de milieu que l’ennui.

« Admettez donc qui vous voudrez à la lecture de mardi, mais écartez les cœurs usés, les âmes desséchées, qui prennent en pitié ces douleurs que nous trouvons si délicieuses. Ces gens-là ne sont bons qu’à parler révolution. Ayez quelques femmes sensibles, des hommes pour qui le cœur n’est pas une chimère, et puis pleurons à plein canal. Je vous promets ce douloureux plaisir, et suis avec respect, madame la comtesse, etc.,

« BEAUMARCHAIS. »


Beaumarchais, Mme de Staël, voilà des noms assez brillans parmi ces lettrés de la France à qui Mme d’Albany s’efforçait de rendre

  1. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1853, Beaumarchais pendant la révolution, par M. Louis de Loménie.