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civilisations, et lorsqu’on rapproche les souvenirs épars, lorsqu’on redresse les uns par les autres les dogmes diversement altérés, on retrouve, on peut restituer dans son intégrité cette révélation primitive, qui n’est autre chose que le symbole chrétien prophétiquement anticipé. Lamennais consacre donc le troisième volume de l'Essai à l’exposition de cette thèse, exposition prolixe, confuse, superficielle, sans critique, que nous prendrons néanmoins telle quelle, que nous supposerons même aussi bien développée qu’elle aurait pu l’être, pour voir si jamais elle aurait pu réussir, selon les vues de l’auteur, à poser la foi sans l’examen, et à décliner la juridiction de la raison et de la critique.

Que l’on ait trouvé, dans toutes les agrégations humaines suffisamment connues, un certain nombre de croyances religieuses identiques et considérées par elles comme formant la loi fondamentale de leur existence en état de sociétés c’est ce qui ne souffre aucun doute sérieux. Que plusieurs de ces croyances, celles du moins qui sont nécessaires à l’état social, soient primitives, c’est-à-dire remontent à l’origine de l’homme, c’est ce qui résulte de leur nécessité même, car l’homme n’a pas pu subsister un instant en dehors de l’état de société qui les suppose. De quelque manière qu’on l’entende, l’homme est apparu soudainement, sans transition ; il y eut un jour où il n’était pas, et le lendemain il fut. Mais, tombé sur une terre sauvage que la géologie nous montre déjà peuplée d’innombrables animaux féroces, comment l’homme y aurait-il traîné une longue et débile enfance, lui qui la traverse si difficilement à l’abri même de la famille, lui qui, à la différence des animaux d’espèce inférieure qui ont mille moyens physiques et instinctifs pour échapper aux chances de destruction, n’en a aucun, lui qui, muni de tous les engins de la civilisation, paie encore aujourd’hui de tant de désastres les colonisations savantes qu’il essaie dans les forêts désertes ? Il faut donc qu’il soit né d’autant mieux armé par l’intelligence qu’il était plus désarmé quant au corps ; il faut, comme le pensait Kant, qu’il soit né adulte, parlant et associé. Il a donc dû recevoir du même coup la société, avec la loi qui la fonde et la parole qui l’éclaire. Le langage et la pensée, ainsi que nous l’avons vu plus haut, sont contemporains ; les langues sont venues « par explosion, » comme dit Joseph de Maistre ; elles sont sorties « complètes et tout d’une pièce de l’esprit humain » comme dit M. Renan ; elles possèdent dès le premier jour tous leurs élémens dans une confusion féconde, fermentant avec l’esprit. Mais s’il n’y a point d’idées sans mots, il n’y a point de mots sans idées, et le système de la parole supposait un système de pensées comprenant dans son état rudimentaire les principes et en quelque sorte l’embryon intellectuel de