Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/571

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Qu’est-ce donc que cette unité qui semble identifier les hommes ? Ici notre philosophe catholique, par la bouche de son sénateur russe, personnage toujours chargé des pensées un peu téméraires, hasarde une explication qui, s’il ne se hâtait de la limiter, le conduirait en plein panthéisme. La solidarité, la communauté des mérites, la réversibilité qui les distribue, ne peuvent venir, dit-il, que d’une certaine unité originelle qu’on découvre dans l’univers. Il s’est fait une certaine division, qui est le mal ; il y a une force contraire qui ramène à l’unité, et qui est le retour au bien. « Lorsque la double loi de l’homme sera effacée, et que ses deux centres seront confondus, il sera un ; car, n’y ayant plus de combat dans lui, où prendrait-il l’idée de duité ? Que deviendra le moi lorsque toutes les pensées seront communes comme les désirs, et que tous les esprits se verront comme ils sont vus, se pénétreront mutuellement et se réfléchiront le bonheur ? Une infinité de spectres lumineux de même dimension, s’ils viennent à coïncider exactement dans le même lieu, ne sont plus une infinité de spectres lumineux ; c’est un seul spectre infiniment lumineux. » Le voilà bien près du panthéisme, et déjà courbé sur l’abîme ; mais il s’en aperçoit et recule aussitôt. Il répudie Spinoza, il en appelle à Malebrancbe. « Je me garde bien, dit-il, de vouloir toucher à la personnalité, sans laquelle l’immortalité, n’est rien ; mais je ne puis m’empêcher d’être frappé en voyant comment tout l’univers nous ramène à cette mystérieuse unité. » Enfin, comme pris de vertige, il se réfugie dans sa foi. Seulement il oublie que si cette ancre mord assez pour lui, elle pourrait bien ne pas retenir les autres. Au reste, il lui arrive ici ce qui lui est arrivé dans l’explication de la transmission du péché originel. Le mystère est mis de côté. Il nous montre toujours une rédemption réciproque entre les hommes ; mais la rédemption par le Christ, qui seule, dans le christianisme, communique sa vertu à toutes les rédemptions secondaires des saints, est laissée dans l’ombre, ou à peine indiquée dans le lointain. Croyant donc avoir éclairci la théorie chrétienne, il en a réellement suggéré une autre. On pourrait très bien, d’après lui, se représenter tous les souffrans et méritans comme rachetant l’humanité, en vertu de l’unité d’où elle sort et vers laquelle elle tend ; tous les saints seraient des Christs, et le Christ Jésus n’en serait que la figure première, éminente, idéalisée pour le culte public.

Tel est cet essai de théodicée, mystère du ciel que Joseph de Maistre s’efforce de déchiffrer sur la terre, et qu’il ramène des hauteurs de la métaphysique, sur le terrain, de la vie humaine et de l’histoire. Est-ce tout cependant ? Avons-nous le dernier mot de l’énigme qu’il roule dans son puissant esprit ? Non ; mais ce dernier mot, cette explication définitive de sa pensée, nous allons le lire