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Il n’est pas non plus exact de représenter la France comme ayant toujours été, pendant toute la durée des séances du congrès de Châtillon, impérieusement sommée de se renfermer dans les strictes limites de ses anciennes frontières de 1790, C’était le langage tenu en commun par les plénipotentiaires et régulièrement consigné au protocole ; mais, en dehors des séances officielles, nous avons déjà montré, par la citation d’une lettre de M. de Metternich, qu’il avait été fait d’autres ouvertures, notamment au sujet de la Savoie. Tout ce qui s’est passé dans les conférences qui ont préparé la signature du traité de Chaumont est encore incomplètement connu du public ; mais les personnes bien informées savent qu’il y eut à ce moment entre lord Castlereagh et l’empereur Alexandre des scènes assez vives, où l’empereur de Russie reprocha aigrement au représentant de la Grande-Bretagne de ne vouloir pas faire à la France des conditions assez dures. Sans doute il n’était plus question à Châtillon d’offrir à la France ce qu’on avait appelé à Francfort ses frontières naturelles, mais, rassurée sur le sort de la Hollande et décidée à ne jamais nous abandonner Anvers, l’Angleterre avait cessé d’être aussi ombrageuse : elle n’était pas éloignée de nous laisser un peu nous étendre du côté de l’est. Nous ne croyons pas nous aventurer beaucoup en affirmant que, dans l’opinion de quelques-uns des rares survivans qui ont pris part à ces mémorables négociations, Napoléon, s’il eût traité de bonne foi, aurait pu, avec l’assentiment du cabinet anglais, obtenir, outre la Savoie, offerte par le plénipotentiaire autrichien, la plus grande partie des provinces rhénanes[1]. Dieu nous garde d’attribuer à la seule sagesse du représentant de l’Angleterre cette modération si mal imitée par le souverain de la Russie ! Elle provenait surtout de la différence des situations. Humilier à tout prix celui qu’il osait nommer un rival, opposer à l’incendie de Moscou l’entrée triomphante à Paris, tel était le but unique d’Alexandre. Il n’avait à rendre compte à personne des risques à courir pour satisfaire sa glorieuse fantaisie. La position de lord Castlereagh et des ministres anglais n’était point la même. Aussi animé contre Napoléon, aussi désireux de sa chute, plus porté peut-être

  1. Au moment où ces lignes étaient écrites, lord Aberdeen vivait encore. Ancien ministre plénipotentiaire de la Grande-Bretagne aux conférences de Châtillon, il avait conservé un souvenir très vif de ces mémorables négociations, où de bonne heure il avait donné des preuves si notables de son juste et ferme esprit, ainsi que de son penchant naturel pour l’alliance française, qu’il n’a jamais depuis cessé de préférer et de conseiller à son pays. Les personnes qui ont eu l’avantage de s’entretenir avec lord Aberdeen des circonstances diplomatiques qui ont précédé la chute du premier empire ont pu beaucoup apprendre par sa conversation ; pour notre part, nous croyons être assuré que les papiers de cet illustre homme d’état, s’ils sont jamais publiés, ne démentiront pas notre récit.