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défections menaçantes, pour avoir raison de tant de sourdes oppositions, pour garder intacte son autorité tout entière, c’est-à-dire pour rester, comme il entendait toujours l’être, souverain redouté au dehors, maître tout-puissant dans son état et chef absolu parmi les siens, Napoléon avait besoin de frapper quelque coup retentissant. À tout prix, il lui fallait apparaître de nouveau en victorieux sur quelque immense champ de bataille. Comment donc s’étonner si, au moment d’entrer en campagne, tandis qu’avec la netteté du commandement qui lui était habituelle, avec des ressources d’invention nouvelles et prodigieuses, il multipliait les ordres les plus précis et les mieux entendus pour organiser comme par miracle l’armée qui allait combattre sous ses ordres, il laissait son nouveau ministre des affaires étrangères, le duc de Vicence, partir de Paris avec des instructions confuses qui avaient surtout le tort de n’être en aucune façon appropriées au véritable état des choses ? Le choix du duc de Vicence était cependant en lui-même une sorte de satisfaction donnée à l’opinion publique. Gentilhomme d’ancienne race, fils du marquis de Caulaincourt, qui avait été lieutenant-général sous le règne de Louis XVI, aide-de-camp de l’empereur et son grand-écuyer, sincèrement attaché au glorieux chef du nouveau régime, le duc de Vicence, par la dignité de ses mœurs, par la modération et la justesse de son esprit, s’était acquis, dans ce temps d’absolue soumission et d’effacement général, une réputation méritée de capacité, de droiture et d’indépendance. Il venait même de donner une preuve toute récente de son honnête sincérité en insistant à plusieurs reprises avec beaucoup de force, mais d’ailleurs sans succès, pour que l’empereur communiquât franchement au corps législatif, au lieu de pièces rares et tronquées, les véritables correspondances échangées avec les cabinets étrangers. Si quelqu’un avait donc chance de réussir en une aussi grave occurrence, c’était à coup sûr le personnage considérable et si justement estimé que l’empereur venait de choisir ; mais instruit comme il l’était des véritables desseins de son maître, et pressentant avec sagacité les dispositions des cours alliées à l’égard de la France, le duc de Vicence gardait lui-même fort peu d’espoir. Dans ses sombres prévisions, non-seulement il augurait mal de la négociation dont il avait consenti à se charger, mais il discernait déjà clairement où menait la voie fatale dans laquelle la France était engagée. « Nous allons remplir une tâche bien difficile et surtout fort inutile, disait-il tristement, avant de partir de Paris, à M. de Rayneval, désigné pour l’accompagner dans sa mission, car, croyez-moi, quoi que nous fassions, l’ère des Napoléon touche à sa fin, et celle des Bourbons recommence[1]. »

  1. M. de Viel-Castel, Histoire de la Restauration, t.1er, p. 127.