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pensée dans l’ordre spirituel, de la personne dans l’ordre civil, de la nation dans l’ordre politique, que le danger de toutes les centralisations assimilatrices peut être conjuré. L’empire de la vérité lui-même, s’il est absolu, ne vaut rien pour l’homme, et le dégrade à la longue, l’eût-il matériellement préservé de l’erreur et de la faute. Telle est la raison qui doit nous rendre circonspects dans l’adoption de ces idées mêmes de fusion religieuse qui tentaient le génie conciliateur de Leibniz. L’existence des églises, des congrégations, des sectes, la perpétuité des controverses et l’émulation des doctrines sont favorables et peut-être inhérentes à la liberté de la conscience et de la pensée dans les choses divines, et, quoique l’accord des sentimens et des intentions, ce qu’on peut appeler l’unité morale eût de réels avantages, ils ne vaudraient pas d’être achetés au prix d’une indépendance nécessaire à la dignité humaine. C’est par là que, si elle pouvait être réalisée, l’unité dogmatique, ne pouvant l’être que sous les auspices d’une autorité absorbante, emporterait avec elle une sorte d’unité politique, et le tout ferait de la religion même une pièce essentielle d’un complet système de tyrannie. Il n’est que trop souvent arrivé, non pas seulement à des ambitieux et à des fourbes, mais à d’honnêtes gens d’un esprit faible ou d’une conscience timorée, de compromettre, de dégrader ainsi la chose la plus sainte, et l’histoire de l’église présente rarement des hommes et des époques qui aient su séparer le bon grain de la foi de l'ivraie de l’absolutisme, et faire servir à la liberté de tous la liberté des enfans de Dieu. C’est pourquoi le libéralisme né en dehors du christianisme a tant de peine à pénétrer dans son sein autrement qu’en ennemi ; c’est pourquoi les puissances religieuses le trouvent agressif ou du moins opposant, pour l’avoir trop longtemps méconnu, proscrit ou du moins réprouvé ; c’est pourquoi enfin elles seront encore plus d’une fois exposées à souffrir les disgrâces du siècle, et même ses violences et ses injustices. Elles ne seront ni les premières ni les dernières qui auront dans leur présent porté la peine de leur passé.

Il est donc permis de penser qu’en se laissant gagner à l’idée attrayante d’une réunion sans absorption des églises séparées, Leibniz se proposait un but chimérique, et surtout ne se préoccupait pas assez de ces droits de la pensée et de la science, qui cependant avaient tant de prix à ses yeux. Il comptait trop sur la sagesse des hommes, sur la modération des pouvoirs, sur les progrès de cette philosophie flexible et conciliante qui, parce qu’elle était la sienne, lui semblait destinée à prévaloir contre l’esprit d’intolérance et d’exclusion qu’il avait en juste horreur. Une chose qu’il ne considérait pas, je crois, avec une attention suffisante, et qui ressortait pourtant de sa manière de juger la marche de l’esprit humain et le