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qui, placé à l’avant-garde, ne voyait plus devant lui que de la cavalerie russe, Napoléon crut un moment que l’ennemi, se dérobant derrière ce rideau de cavaliers, avait précisément exécuté le mouvement conseillé par Beningsen. Un ordre émané de lui arrêta toutes les colonnes en marche. Elles ne reprirent leur course vers Moscou qu’après de nouvelles informations, établissant que l’armée de Kutusov était bien tout entière sur la route de cette capitale. Il est donc à peu près certain que, si elle eût marché au midi, Napoléon l’y eût suivie. La campagne changeait de face, et qui sait comment elle se fût terminée ?

Quoi qu’il en soit, après une vaine démonstration en avant de l’immense hémicycle formé par la cité moscovite, les bataillons russes, qui étaient venus, disaient-ils, pour la couvrir de leurs corps, la traversèrent indignés et frémissans. Ce fut le résultat d’un grand conseil de guerre tenu le 13 septembre à Fili, et sur lequel M. Thiers donne les détails les plus précis. Sir Robert Wilson n’y assistait pas ; mais ce qu’il dit de cette importante délibération ne se rapporte pas absolument avec le récit de notre éminent historien. Il n’y assistait pas, disons-nous, et nous en avons pour preuve certaine un document diplomatique sur les questions soulevées par le traité de Bucharest, document signé de lui et daté de Saint-Pétersbourg le 12 septembre. D’un autre côté, nous le retrouvons, dès la nuit qui précéda l’abandon de Moscou, dans ce beau palais de Voronovo où Rostopchin avait réuni une riche collection d’objets d’art achetés en Italie. Il y était avec Beningsen, Yermolov, etc., et ces notabilités de l’état-major russe y bivouaquèrent ensemble autour d’un feu allumé devant les splendides écuries du château.


« Rostopchin, nous dit le narrateur de cette étrange scène, empêchait tout le monde de dormir par ses plaintes bruyantes contre la mauvaise foi de Kutusov, qui, faute de le prévenir à temps, les avait empêchés, lui et la municipalité moscovite, de donner au monde un grand exemple de vertu romaine ou plutôt (se reprenant) de vertu russe. « Je ne lui pardonnerai jamais, ajoutait-il (et il a tenu parole) ; mais ce que je n’ai pu accomplir à Moscou, je prétends le faire ici en incendiant de mes mains cette demeure que je voudrais en ce moment vingt fois plus belle et plus riche. » Prières, instances, raisonnemens, rien ne put arrêter son fanatisme, et le lendemain, quand les escarmouches commencèrent à se rapprocher, Rostopchin entra dans son palais, suivi de ses hôtes, qu’il avait priés de l’accompagner. Sous le vestibule, des torches allumées leur furent mises en main. Au premier étage, en pénétrant dans sa chambre à coucher d’apparat (his state bed-room), Rostopchin fit halte un moment et dit au commissaire anglais : « Ceci est mon lit de noces. Je n’ai pas le cœur d’y mettre le feu. Épargnez-moi ce chagrin !… » Nonobstant cette prière, ce fut seulement lorsque Rostopchin eut incendié lui-même tout le reste de l’appartement que le