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brûlé quatorze cent mille cartouches, et l’armée russe, forcée de quitter ses positions, les abandonnait après tout en bon ordre, défendant encore le lendemain les marais étendus en avant de Mojaïsk.

Sir Robert Wilson n’assistait point à ces scènes atroces. Le récit qu’il en donne ne vaut donc que comme résumé des renseignemens qu’il put recueillir parmi les officiers supérieurs de l’armée russe. Tout naturellement cette narration est empreinte de quelque partialité ; mais on peut la comparer utilement avec le récit de M. Thiers et y constater quelques divergences assez notables. Sans multiplier ici des détails stratégiques à peu près incompréhensibles quand on n’a pas les plans sous les yeux, il nous suffira de faire connaître, tels que sir Robert Wilson les rapporte, les mobiles déterminans de chacune des grandes opérations de l’armée russe. Après Borodino, en se rabattant vers Moscou, Kutusov songeait-il sérieusement à couvrir, à défendre cette capitale ? Malgré.ses protestations quotidiennes, malgré les lettres qu’il adressait chaque jour à Rostopchin et le serment qu’avait obtenu l’inexorable gouverneur d’être prévenu trois jours à l’avance quand le généralissime renoncerait à l’idée de défendre la vieille capitale de la Russie, les historiens ne le croient plus. Sir Robert Wilson est pour le moins aussi sceptique, mais il entre à cet égard dans de curieux détails.

Dès l’arrivée des Russes à Mojaïsk, après Borodino (le 9 septembre), le général Beningsen avait pressé Kutusov de ne pas continuer sa retraite sur Moscou, mais de se porter au contraire avec la masse de ses forces dans la direction de Kalouga. Par là, disait-il, on arrêtait inévitablement la marche des Français sur la capitale, puisqu’on se portait sur le flanc de leur ligne de communication. N’obtînt-on qu’un délai, on donnait ainsi le temps aux renforts d’arriver, aux gens de Moscou d’élever des ouvrages défensifs, à la milice, à la population, de s’organiser et de s’armer. L’armée russe échappait aussi à toutes mauvaises chances. Elle attendait, dans un pays où l’abondance régnait, les recrues, les munitions dont elle avait besoin ; en les attendant, elle couvrait Toula, la plus grande manufacture d’armes que l’empire renfermât alors. Ce plan, auquel Kutusov devait revenir quelques jours plus tard, c’est-à-dire lorsque l’armée russe, après l’évacuation de Moscou, avait déjà fait plusieurs étapes au nord-est sur la route de Vladimir, fut rejeté à ce moment, et cette décision, mal entendue pour les Russes, fut en définitive fatale aux Français. Le 13 septembre[1], sur un rapport de Murat,

  1. Napoléon ne quitta Mojaïsk que le 12, après y être entré le 9. Ses souffrances physiques l’y avaient retenu.