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aussitôt la conversation sur les dissensions de l’état-major général. — Est-il vrai, demanda-t-il, que l’hetman Platov, après l’évacuation de Smolensk, ait dit en propres termes au général Barclay : Vous le voyez, je n’ai plus qu’un manteau ; je ne remettrai plus l’uniforme russe, il dégrade ceux qui le portent ? — Sir Robert Wilson, qui avait assisté en effet à cette étrange scène, ne put démentir le propos rapporté à l’empereur. — Pensez-vous au moins, lui demanda sa majesté, que Kutusov parvienne à rétablir la subordination ? — J’ai rencontré le maréchal, répondit sir Robert ; il n’ignore pas dans quelles dispositions il va trouver l’armée. Je l’ai complètement instruit de tout ce que je savais moi-même à cet égard, et il m’a supplié de ne rien cacher à votre majesté impériale. C’eût été pour moi, dans toutes circonstances, un devoir sacré ; je vais le remplir aujourd’hui, au risque de déplaire, encouragé que je suis par l’idée que mon dévouement ne sera pas méconnu. — Alors, évitant avec soin de nommer les personnages qu’on pouvait regarder comme les chefs du mouvement, sir Robert Wilson exposa dans toute sa gravité la situation où il avait laissé les choses. Il insista, en terminant, sur les périls de l’empire, qui justifiaient, même dans leurs excès, de patriotiques alarmes. Ces alarmes, à leur tour, expliquaient certaines déviations de l’obéissance accoutumée et de passagers empiétemens sur une autorité dont le maintien permanent était au fond le vœu de chacun. Il montra les généraux animés de la plus sincère affection pour l’empereur et sa dynastie, ajoutant que, s’il retirait sa confiance à des conseillers dont la politique était suspecte à leurs yeux, ces mêmes généraux lui montreraient par leurs efforts, parieurs sacrifices, qu’aucun malheur ne pouvait le priver de leurs services ou décourager leur dévouement.

« Pendant cette exposition, l’empereur avait alternativement rougi et pâli à plusieurs reprises. Sir Robert Wilson ayant cessé de parler, il se fit un silence de deux pu trois minutes, et sa majesté se retira vers une croisée comme pour se donner le temps de rendre à sa physionomie, avant de répondre, le calme qu’elle avait un instant perdu. Cependant, non sans quelque effort, le tsar revint vers sir Robert, lui prit la main, et, l’embrassant au front et à la joue, selon l’étiquette russe : « Vous êtes, lui dit sa majesté, la seule personne de qui je puisse entendre un pareil message. Dans une autre guerre, vos services m’ont prouvé que vous m’étiez attaché ; ils vous, ont donné droit à mon entière confiance. Vous comprenez bien cependant que vous venez de me placer dans une situation vraiment pénible… Moi, souverain de la Russie[1], entendre de qui que ce soit un pareil langage !… L’armée cependant se trompe sur le compte de Romanzov : jamais il ne m’a conseillé de me soumettre à Napoléon… J’ai un grand respect pour ce fidèle serviteur, car il est le seul qui, de sa vie, ne m’ait jamais demandé une faveur personnelle. Tous les autres au contraire, en me servant, ont eu pour but d’obtenir pu de l’argent, ou des honneurs, ou quelque avantage, soit privé, soit de famille. Je ne saurais sans motifs sacrifier Romanzov. Revenez pourtant demain ; je veux me recueillir avant de vous renvoyer là-bas

  1. Les mots soulignés sont en français dans l’original. — La conversation, du reste, dut avoir lieu dans notre langue.