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la veille même de l’arrivée d’Andréossi, qui venait au nom de Napoléon travailler à faire rompre le traité de Bucharest, il quitta Péra, chargé par l’ambassadeur britannique de voir à Schoumla le grand-vizir, à Bucharest le congrès, et enfin l’amiral Tchichagov, promu après la paix au commandement de l’armée russe dite de Moldavie. Depuis l’ouverture des hostilités entre la Russie et l’empire ottoman, aux premiers jours de 1807, c’était le cinquième chef investi de cette importante mission[1]. Grâce aux révélations d’un éminent historien, on sait quelles idées nourrissait ce général aventureux et d’un tour d’esprit si particulier. Tchichagov, sans s’inquiéter autrement des dangers que l’invasion française pourrait faire courir à son pays, avait rêvé une alliance offensive avec les Turcs, qu’il voulait conduire, réunis aux troupes russes, contre les provinces illyriennes, peut-être même contre l’Italie. N’ayant pu les engager dans cette étrange alliance, il avait imaginé une pointe sur Constantinople, qui pourrait bien, si on l’occupait provisoirement, être conservée à la Russie dans les arrangemens prévus de la prochaine paix. L’empereur Alexandre s’était ému de cette brillante perspective, et nous avons, grâce à M. Thiers, la lettre curieuse où il ajourne plutôt qu’il ne les décourage les visées chimériques de son audacieux lieutenant[2]. Dès lors cependant « un sentiment plus juste de la situation présente lui montrait l’Autriche obligée de marcher avec toutes ses forces contre la Russie, dans le cas où elle verrait celle-ci menacer l’existence même de l’empire turc ; dans ce cas, Tchichagov serait appelé au nord, du côté de Dubna, où ses troupes, jointes à celles de Tormazov, pourraient marcher du côté de Varsovie, produisant ainsi une diversion très efficace pour les deux premières armées, qui avaient alors devant elles des forces très supérieures. » Cependant Alexandre restait encore indécis entre deux plans qui se présentaient à lui avec des chances égales. La diversion pouvait se faire ou du côté de la Dalmatie et de l’Adriatique, ou par la Podolie, du côté de Varsovie.

Les vues de l’agent anglais étaient plus nettes. Il trouvait au premier de ces plans, secondé par l’amiral Greig, le grand inconvénient d’offusquer le gouvernement turc, auquel il faudrait demander passage, et qui, au lendemain d’une paix toute nouvelle

  1. Le prince Prosorovski, Bagrathion après la mort de Prosorovski, Kaminski après le rappel de Bagrathion, enfin Kutusov après la mort de Kaminski, avaient précédé Tchichagov. Un de nos compatriotes, Langeron, se distingua particulièrement dans ces campagnes de 1807 à 1811.
  2. Lettre datée de Liakov près Polotsk, le 6 18) juillet 1812. On peut la lire textuellement dans le quatorzième volume de l'Histoire du Consulat et de l’Empire, liv. XLV, p. 435.