Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/335

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en leur propre substance, puis les restituent quand la tâche est remplie soit directement à d’autres êtres, soit au réservoir commun. Ainsi la vie circule dans les deux règnes animés de la nature, attirant dans chaque être les élémens qui sont à sa portée, mais impuissante à les créer, et, suivant le degré auquel sont satisfaites ses exigences d’absorption, l’individu prospère, s’étiole ou meurt. Ce qui est vrai des individus l’est aussi des populations ; les alimens de la vitalité se raréfient et disparaissent quelquefois dans de vastes contrées, et quand les faits physiologiques qui se rapportent à ces vicissitudes seront mieux connus, les défaillances et l’extinction de races et d’empires qui n’ont plus de place que dans l’histoire seront probablement expliquées.

Parmi les substances nécessaires au maintien et à la transmission de la vie, une des plus essentielles est le phosphore. C’est aux combinaisons dont il est la base que les ossemens doivent leur solidité, et les races la faculté de se perpétuer. Des animaux exclusivement nourris d’alimens dépourvus de phosphore s’affaissent sur leur trop faible charpente et sont inhabiles à se reproduire. Des terres épuisées de phosphore ne portent que des plantes imparfaitement nutritives, et les plus riches ne conservent leur valeur qu’à la condition de recevoir dans les engrais l’équivalent de ce qui leur en est enlevé dans les récoltes ; atteintes sans cela d’un appauvrissement progressif, elles descendent à une impuissance à peu près complète d’alimenter des espèces fortes et nombreuses. Les voyageurs qui parcourent la Sicile sont frappés de l’inertie actuelle du territoire qui fut le grenier de l’antique Rome : c’est que les sels vitaux dont ce territoire était si largement doté ont été emportés dans les blés dont s’est nourrie pendant plusieurs siècles la populace insolente et vénale de Rome. Rome n’est pas la seule capitale où se soit organisée cette déperdition d’un des principes de la vie. En ce moment même, le célèbre chimiste Liebig traite de l’appauvrissement du sol de la Grande-Bretagne et met en relief, par des calculs irréfutables, la rupture de l’équilibre entre ce qu’il perd et ce qu’il reçoit de sels fécondans. C’est en vain que l’Angleterre va chercher du phosphore dans le guano des îles de l’Océan-Pacifique et dans les ossemens humains qu’elle déterre sur les champs de bataille de la vieille Europe : elle ne remplace pas ce que lui ravit la convergence des déjections de la seule ville de Londres vers le lit infect de la Tamise. On pourrait faire des calculs analogues sur les égouts de Paris et dire quelle part de la fertilité de la France s’écoule chaque jour dans la Seine par des conduits qui devraient servir à féconder nos champs. Les villes sont, aux yeux de la chimie, des espèces de suçoirs qui dépouillent, particulièrement dans les grains et les viandes qu’elles consomment, les campagnes des principes de leur fertilité