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la partie économique de ses souvenirs. Ce serait une conquête inestimable que celle d’un poisson dont la rapide croissance permettrait d’en faire plusieurs éducations successives dans l’année, et puisse l’œuvre signalée par nos missionnaires en soutane être accomplie par nos missionnaires en armes ! Ne vendant point d’opium en Chine, nous n’y sommes pas en position de négliger les petits profits.

Produire le bon et le mettre à la portée du grand nombre est un double succès peu commun dans le monde, et la vulgarité des poissons observés par l’abbé Huc n’est pas le moindre de leurs mérites ; ils ne sont pourtant pas les seuls, que nous ayons à demander à l’Asie. Il y a une centaine d’années que Commerson, celui de tous les voyageurs du XVIIIe siècle qui a le plus enrichi les sciences naturelles, le même qui rapporta l’hortensia de Chine en Europe, signala, sous le nom usuel de gourami et sous le nom scientifique d’osphromenus olfax[1], un poisson de grandes dimensions, large, épais, et d’une chair exceptionnellement savoureuse ; il le mettait à cet égard au-dessus de tous les poissons connus : Nihil inter pisces tum marinos, tum fluviatiles, dit-il dans ses notes, unquam exquisitius degustavi. On a plusieurs fois écrit sur ouï-dire que, dans les grands fleuves de la Chine, le gourami atteint une longueur de 1m80 : ce ne serait pas un grand avantage, et il suffit de la certitude que, dans les pays où il a été transporté, il paraît communément sur les marchés avec un poids de 6 à 8 kilogrammes.

MM. Cuvier et Valenciennes, dans leurs études anatomiques sur le gourami, ont montré que tout l’appareil alimentaire était celui d’un animal exclusivement nourri de végétaux ; les dissections qui ont été faites d’individus vivant en liberté n’ont jamais tiré de l’estomac et des intestins que des herbes. Enfin, comme si ces preuves ne suffisaient pas, Commerson rapporte que, par adoption d’un usage très répandu en Chine, les Hollandais élèvent ces poissons à Java dans de grands baquets en terre cuite, dont l’eau se renouvelle chaque jour, et il nomme les herbes dont on les alimente. Le gourami peut donc être réduit à un véritable état de stabulation, j’ai presque dit de domesticité.

Ce poisson, transporté par les Hollandais de la Chine à Java, y est devenu très commun. Il fut retrouvé par Commerson à l’Ile-de-France, où il était l’objet des soins particuliers de M. de Céré, le créateur du célèbre jardin d’acclimatation de la colonie[2]. Reçu

  1. Όσφρανομενος, à cause d’une conformation particulière de l’organe de l’odorat.
  2. Voici l’extrait d’une note de M. de Céré, conservée dans nos archives coloniales : Le gourami aime les eaux un peu chaudes et un peu vaseuses, les rivières tranquilles, les étangs. Il fait des nids sphériques assez gros et y dépose ses œufs. Les nids ont un pied de diamètre et sont faits avec du goémon, de l’herbe. Le mâle et la femelle ne se quittent pas pendant cette construction, et y travaillent avec une incroyable activité ; elle est terminée en cinq ou six jours. Les petits trouvent dans le nid un refuge contre leurs ennemis. Le gourami est avide d’insectes et de vers. — On dit le gourami originaire des Moluques ; de là il est venu à Java. Il a été introduit à l’Ile-de-France en 1761 par divers officiers de marine, entre autres MM. de Surville, Joannis et Magny, capitaines de vaisseau. — Il périt instantanément dans tout vase qui a contenu des spiritueux. Il vit de dix à douze heures hors de l’eau. C’est le meilleur poisson connu. Il mange tout ce qu’on lui donne, patates, racines écrasées, manioc, cassave, pain, laitues, graines. Il croit rapidement et dans toute sorte d’eaux. »