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la province de Kiang-si[1] : vers le commencement du printemps, un grand nombre de marchands de frai de poisson, venus de la province de Canton, parcourent les campagnes pour vendre la semence aux propriétaires d’étangs. Leur marchandise, renfermée dans des tonneaux qu’ils traînent, est une sorte de liquide gras, jaunâtre, assez semblable à de la vase. Il est impossible d’y distinguer à l’œil le moindre animalcule. Pour quelques sapèques, on achète plein une écuelle de cette eau bourbeuse, qui suffit pour ensemencer un étang assez considérable : on jette cette vase dans l’eau et en quelques jours les poissons éclosent à foison. Quand ils sont devenus un peu gros, on les nourrit en jetant à la surface de l’eau des herbes tendres et hachées menu ; on augmente la ration à mesure qu’ils grossissent. Le développement de ces poissons s’opère avec une rapidité incroyable. Un mois tout au plus après leur éclosion, ils sont déjà pleins de force, et c’est le moment de leur donner de la pâture en abondance. Matin et soir, les propriétaires de viviers font faucher les champs et apportent à leurs poissons d’énormes charges d’herbes. Les poissons montent à la surface de l’eau, et se précipitent avec avidité sur cette herbe, qu’ils dévorent en folâtrant et en faisant entendre un bruissement perpétuel : on dirait un grand troupeau de lapins aquatiques. La voracité de ces poissons ne peut être comparée qu’à celle des vers à soie, quand ils sont sur le point de filer leur cocon. Après avoir été nourris de cette manière pendant une quinzaine de jours, ils atteignent ordinairement le poids de deux ou trois livres, puis ne grossissent plus. Alors on les pêche, et on va les vendre tout vivans dans les grands centres de population. Les pisciculteurs du Kiang-si élèvent uniquement cette espèce de poissons, qui est d’un goût exquis[2]. »

Voilà bien la pisciculture complète depuis l’ensemencement des eaux jusqu’à la récolte, et les procédés d’éclosion artificielle rangés en Chine parmi les pratiques les plus vulgaires. Ce récit ouvre des perspectives séduisantes, mais un peu vagues. L’abbé Huc m’a permis de lui faire beaucoup de questions sur les formes des poissons du Kiang-si, sur les fourrages dont on les nourrit : il a ingénument répondu qu’étranger à l’étude des sciences physiques, il avait vu, sans leur donner l’attention qu’elles méritaient, beaucoup de choses qu’un naturaliste eût éclaircies ; mais il est resté très affirmatif sur

  1. La province de Kiang-si est traversée dans sa plus grande longueur par le 113e degré de longitude est de Paris, et elle s’étend du 25e au 30e degré de latitude nord. Bornéo au sud par la province de Canton, elle est formée par le vaste bassin de la rivière Kan, qui a la puissance du Rhône et devient par le lac Phon-yang un des affluera du Fleuve-Bleu, Yang-tsé, le plus grand de la Chine.
  2. L’Empire chinois, tome II, chap. 10. Voyez sur cet ouvrage la Revue du 15 octobre 1854.